Guerre ou conflit ?
Si l’on ne peut pas parler de guerre au sens strict du terme, il serait plus correct de parler de conflit. C’est ce que fait par exemple Gérard Chaliand, qui a dirigé avec Arnaud Blin, une «Histoire du terrorisme de l’antiquité à Daech » : « La guerre se mène sur un front, avec un ennemi déclaré, visible, localisable. Une situation de conflit, c’est se retrouver avec un adversaire furtif, non aisément localisable. Comme sur le territoire français, par exemple. Ici, nous sommes en guerre de quoi ? Avec qui ? C’est une affaire d’abord de police, de conflits sociaux et idéologiques, avec un adversaire clandestin. On ne fait pas la guerre avec un clandestin, on le traque. Ce n’est donc pas une guerre, au sens classique du terme. On peut se déclarer « en guerre » mais on fait quoi ? Ce qui compte, ce sont les actes, la fermeté de la réponse de l’État, pas les déclarations spectaculaires ou les mouvements de menton. Il faut modifier l’arsenal juridique et agir avec efficacité. »
Et ce conflit avec une organisation ennemie qui n’est pas « visible et localisable » rend impensable une fin de la guerre entre deux belligérants clairement identifiés se disputant sur un point lui aussi clairement nommé. C’est pourquoi un traité de paix comme celui qui met fin à une « guerre » n’a pas de sens dans la situation actuelle : comme l’écrit la juriste professeur honoraire au Collège de France, Delmas-Marty, «l’apparition de l’organisation criminelle dite « État islamique » sur les ruines de l’Irak et de la Syrie brouille encore davantage les distinctions entre guerre et paix, entre crime et guerre. Avec qui conclure un traité de paix ? Tous les ingrédients sont réunis pour une guerre civile mondiale et permanente. »
On voit donc qu’il est inapproprié de parler de guerre pour qualifier la situation de la France ; ce concept excède de beaucoup ce qu’il en est de la situation réelle. Mais pourquoi employer un concept qui, manifestement, ne rend pas compte de la situation réelle et quelles sont les conséquences politiques, éthiques et philosophiques d’un tel usage ?
Les qualificatifs engagent non seulement des actions mais aussi de valeurs juridiques, politiques, éthiques, morales.
C’est que, parler de guerre pour désigner une situation, engage tout un ensemble d’actions, de comportements, de qualifications des actions, qui ne sont pas du tout les mêmes que si l’on parle de conflit ou d’attaque terroriste. Nous ne voulons pas ici développer les conséquences et utilisations politiques de ce concept mais notons simplement qu’il a pour but de tenter de créer une mobilisation et une unité d’une communauté face à un ennemi. Mais cette mobilisation de l’opinion par l’invocation d’un état de guerre constitue essentiellement une opération de communication du pouvoir pour faire admettre des mesures qui dérogent à l’état normal et établi du droit et de la législation. Cela a pour conséquence de remettre en question le lien intrinsèque qui existe (existait?) entre États et guerre.
Pour le comprendre, il faut en revenir à l’analyse faite par Georges Bush des attentats du 11 septembre 2001 qui nous permet de saisir l’importance des mots que nous utilisons pour qualifier des faits. Comme le fait remarquer Mireille Delmas-Marty, « les attentats du 11 septembre 2001 auraient pu être qualifiés de crimes contre l’humanité au sens du statut de la Cour pénale internationale: une attaque « généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque » par un État ou par » une organisation ayant pour but une telle attaque « ». Et pourtant, Georges Bush a voulu les qualifier de fait de guerre, ce qui n’avait pas de sens juridique puisque les auteurs et instigateurs de ces attentats n’appartenaient pas à un État. « Les États-Unis ont préféré la qualification d’acte de guerre, ce qui permettait à la fois de transférer les pleins pouvoirs au président et d’invoquer l’agression, au sens du droit international, pour justifier la légitime défense dans une conception dite préventive qui va très loin puisqu’elle a conduit à l’intervention en Irak, avec la suite que l’on sait.» En interprétant le 11 septembre comme un fait de guerre et non pas comme un crime contre l’humanité, Georges Bush a voulu légitimer des bombardements d’États comme le Pakistan et l’Irak mais, ce faisant, en détruisant les structures étatiques, il a détruit l’ordre international qui permettait de parler de guerre au sens exact et produit … des conflits et du terrorisme. En pervertissant volontairement le sens du mot guerre, Georges Bush a détruit le travail de plusieurs siècles que les États avaient lentement effectué pour instaurer une essence de la guerre.
Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les mots, notamment en politique, ne sont pas de simples souffles sans portée, ils donnent non seulement un sens à une situation donnée mais ils commandent des actions qui ne sont pas sans conséquences. Cela nous oblige à réfléchir sur l’usage du langage et son rapport à la vérité.