« Plier l’homme à la nature est la pire des aliénations. »

Nous proposons ici, à titre de provocation (à réfléchir !) un extrait d’un entretien que François Dagognet (1924-2015) qui porte sur les rapports entre l’homme, la nature, les techniques et la liberté dont les enjeux sont à la fois anthropologiques et métaphysiques : si l’on dit que l’homme est aliéné c’est-à-dire est étranger à son essence lorsqu’il se soumet à la nature, n’est-ce pas affirmer que ce n’est que dans et par la culture qu’il peut trouver son être? Cet interview ne manquera pas de faire sortir de leur sommeil dogmatique certains étudiants qui ne voient la nature qu’à travers les pleurs et les gémissements contemporains qui remplissent désormais les médias. Or en philosophie, on ne demande pas de pleurer ou de condamner mais de penser ; c’est ce à quoi nous invite les propos de Dagognet qui vont à l’encontre d’une opinion (qui n’est pas une pensée) de plus en plus commune. Et ce ne peut être que par des raisons que l’on peut s’opposer à notre philosophe.

Dagognet pose ici la question du statut de la technique prise au sens large incluant les sciences et de ses rapports avec la liberté: plus on développe les techniques, plus on augmente la liberté de l’homme en augmentant sa capacité de choix:
a) Les techniques de classification et d’inventaires augmentent l’invention (cf. la table des éléments de Mendeleïev qui prévoie la place d’éléments non encore découverts) et la liberté
b) De même les techniques médicales (diagnostic prénatal) permettent de connaître l’état génétique et physiologique du fœtus; ce qui permet un choix et une plus grande liberté de chacun.
Cette position de Dagognet renvoie à une définition de la liberté proche de celle de Merleau-Ponty selon laquelle être libre consiste à faire un choix parmi certains déterminismes. Mieux on connaît les déterminismes de toute nature, plus la liberté s’accroît. Plus on les ignore, plus on est soumis à la nature qui devient un destin.
– C’est pourquoi, selon lui, il faut rejeter, s’éloigner de la nature qui n’est pas harmonieuse, équilibrée, qui n’est pas le modèle de la sagesse. Ici Dagognet ne fait que prolonger le choix de l’Occident depuis le XVIIème siècle qui a décidé de rompre avec le modèle de la nature que l’on voit chez les Grecs, pour transformer celle-ci et la soumettre à ses désirs, à sa volonté. Mais dans la mesure où la culture de l’homme a toujours modifié la nature, on peut même aller jusqu’à dire que «  »la nature » n’a jamais existé ». De même la position de Dagognet prend le parfait contre-pied de la conception théologique (notamment catholique) de la nature qui est considérée par elle comme étant, par essence, divine et qui, de ce fait, ne doit pas être radicalement modifiée par l’homme (d’où la condamnation d’un grand nombre de nouvelles techniques médicales de contraception, d’avortement etc.). « La nature est la mesure de la culture, écrit Jean-Paul II dans son encyclique « La splendeur de la vérité », p. 87, Plon, et la condition pour que l’homme ne soit prisonnier d’aucune de ses cultures ». Dagognet pourrait écrire que c’est, au contraire, la culture qui doit mesurer et modifier la nature pour ne pas en être prisonnier. Nous avons commenté et discuté ici la position d’un autre philosophe, Habermas qui, bien qu’étranger à tout fondement théologique de sa réflexion, s’oppose à la conception de Dagognet. Nous montrons dans ce commentaire que, pour des raisons différentes, aussi bien les positions traditionnelles de l’église catholique que celles du philosophe rationaliste Habermas aboutissent paradoxalement par leur condamnation de l’intervention de la culture sur la nature, à un biologisme, un naturalisme, un fatalisme.
– Certes, pour finir, Dagognet est obligé de constater que la technique peut entraîner des aspects négatifs mais « beaucoup de techniques permettent de les combattre »..
– En conclusion: on voit ici une apologie des développements de toutes les techniques comme condition de la liberté de l’homme. Ce faisant, notre philosophe a tendance à sous-estimer ou à ne pas voir les problèmes réels poser par les techniques concernant le choix des enfants, le tri génétique, I’eugénisme. La position présentée ici est plus un acte de foi, de confiance dans l’avenir que le fruit d’une analyse détaillée et fondée des réalités objectives.

Extrait de cet interview de François Dagognet.

– A l’inverse de bon nombre de philosophes, qui dénoncent la menace planétaire que le développement technique fait peser sur l’humain, vous soulignez toujours les possibilités de libération que nous offre l’expansion croissante des savoirs scientifiques et de ses applications. Est-ce par goût du paradoxe ?
– Pas du tout. Je suis profondément convaincu que les techniques sont en règle générale plus libératrices que castratrices ou déshumanisantes. Cela est vrai même pour des techniques intellectuelles aussi décriées que les inventaires, les classifications, les tableaux ordonnés. Cette forme systématique paraît pauvre et inutilement contraignante. Rien ne me paraît plus faux. Un inventaire permet en effet de prendre une vue du tout. Il aide à mieux comprendre la structure et l’organisation des choses, et offre ainsi le moyen de mieux les dominer. Car ce classement incite également à la création, en donnant à voir d’éventuelles cases vides qu’on pourra tenter de compléter.
» Il en va de même des techniques administratives, qui reposent pour la plupart sur des classifications et des inventaires. On n’y voit trop souvent qu’un élément de contrainte, quand ce n’est pas le signe d’un asservissement absurde et bureaucratique. Il peut certes y avoir des déviations et des abus, comme en tout domaine. Mais, dans leur principe, ces techniques doivent permettre une meilleure gestion des réalités, y compris des réalités humaines.
» Elles ne sont pas des facteurs d’écrasement ou de déshumanisation, mais au contraire des instruments de liberté. J’irai même jusqu’à dire que c’est le système qui sauve l’individu, car il permet de prévoir sa place, de mettre en œuvre les moyens de le respecter ou de l’aider. Dans l’ensemble, les techniques, à mes yeux, sauvent l’homme plus qu’elles ne compromettent son avenir.

– Mêmes les techniques médicales qui touchant à la reproduction ?
– Oui, sans hésitation. Cessons de condamner les nouvelles techniques médicales, sous le faux prétexte qu’elles risquent de nous conduire à je ne sais quelle apocalypse ! Il y a là beaucoup de confusion et de fausses terreurs. Il y a surtout une grave méprise concernant la relation entre ces techniques et la liberté. On croit qu’elles ôtent à l’homme des libertés. C’est exactement l’inverse: elles lui en donnent de nouvelles.
» Prenons l’exemple du diagnostic prénatal. Il me paraît absolument normal que ceux qui attendent un enfant puissent savoir si cet enfant est atteint ou non d’une maladie héréditaire comme la trisomie. Connaître avec exactitude la situation du fœtus est en effet l’élément essentiel dont les parents ont besoin pour prendre leur décision. Cette information laisse entière leur liberté. Chacun doit pouvoir refuser un avortement thérapeutique, et choisir, en toute connaissance de cause, de mettre au monde un enfant handicapé. J’ai vu par exemple des parents souhaiter que vienne au monde, car c’était leur volonté, leur troisième enfant, en sachant que cet enfant était trisomique comme les deux premiers. Je ne peux qu’accepter ce choix, puisqu’il s’agit là d’une décision prise par eux librement.
» Arrêtons donc de dire « la technique va préconiser la suppression de tous les malformés ». Cela n’a évidemment aucun sens, et il n’en a jamais été question ! La décision suprême doit toujours revenir à l’individu. Si une personne projette de se marier avec quelqu’un qui est atteint d’une maladie mortelle et transmissible, il est normal que cette personne soit avertie de l’acte qu’elle va commettre. La médecine ne l’empêchera pas. Chacun peut refuser un traitement, ou des précautions protectrices. Les techniques médicales n’ont ni l’intention ni les moyens de tout commander. Elles ne décideront jamais à votre place. Mais elles mettent clairement chacun face à ses choix.
» C’est en ce sens qu’elles accroissent nos libertés, au lieu de les restreindre, comme on le croit par erreur. Ce qui est condamnable, ce ne sont pas les techniques et les informations qu’elles fournissent, c’est le refus d’informer ! Je condamne pour ma part l’idée qu’on puisse refuser d’avertir des parents de la naissance d’un futur enfant trisomique, ou des fiancés de la séropositivité de l’un ou de l’autre. Nous ne devons rien écarter de ce qui nous rend libre d’accepter ou de refuser en toute connaissance de cause. Vouloir mettre à l’écart ce genre d’informations est signe d’obscurantisme.
» Cela revient en effet à vouloir soumettre les humains aux hasards aveugles de la vie. C’est tenter de les maintenir asservis à des mécanismes que la connaissance permet, si on le veut, de contrôler. Voilà qui est intolérable, à mes yeux. Car plier l’homme à la nature est la pire des aliénations.

– L’intervention humaine dans les fonctionnements de la nature ne doit-elle pas malgré tout être soumise à des limites ?
– Je n’en vois pas d’autre que le fait de laisser à l’individu la liberté finale d’accepter ou de refuser. Si je veux l’euthanasie, va-t-on condamner le médecin qui me donnera la mort ? A mes yeux, cette condamnation est injuste et inacceptable, puisque c’est moi, et moi seul, qui aurai demandé qu’on me donne la mort. Sur cette question de l’euthanasie, comme sur celles qui sont liées à la procréation assistée, je suis en désaccord avec les tendances actuelles de la bioéthique.
» Il me semble en effet que les gens les plus dogmatiques et les plus dangereux sont les défenseurs de cette prétendue liberté de l’homme, qui ne font que le plier à un état de fait et lui ôtent toute possibilité de choix. Je crains le fanatisme de ces pseudo-humanistes qui, sous couvert de défense de l’humanité, tentent de priver les citoyens de cette multitude de libertés nouvelles, que les techniques offrent aujourd’hui, de dépasser l’asservissement à la nature.

– Il n’y aurait donc pas plus à sauver la vie de la menace médicale qu’à sauvegarder la nature de la menace industrielle…
– Evidemment. Rien n’est plus illusoire que cette nature supposée harmonieuse, équilibrée et pourvue d’une sorte de sagesse interne. On peut soutenir avec autant d’arguments que la nature est menaçante, désordonnée et cruelle. En fait, aucune de ces images mythiques ne tient longtemps à l’analyse. Mieux vaut comprendre que « la nature » n’a jamais existé: elle a toujours été travaillée, façonnée par les mains humaines. Si elle l’est aujourd’hui davantage, ce n’est pas une raison pour condamner l’industrie en brandissant l’épouvantail d’une apocalypse du développement.
» Je constate au contraire dans le monde industriel une recherche très attentive des risques et de leur traitement à mesure qu’ils apparaissent. On assiste ainsi dans le monde entier à un essor impressionnant d’industries destinées à freiner les effets nocifs du développement industriel. Il existe, d’autre part, des réglementations extrêmement précises qui codifient les travaux et les manipulations présentant pour les employés des risques d’intoxication ou d’irradiation. Ces exemples confirment que le monde industriel ne doit pas être diabolisé. Les industries et les techniques ne sont absolument pas des créations lucifériennes qui salissent le monde avec des produits artificiels et corrosifs. A l’encontre des propos défaitistes que l’on entend presque partout, je pense que le développement industriel cherche de plus en plus à s’auto-corriger et à s’auto-réguler.
» Par là, nous suivons seulement l’enseignement de la plupart des philosophes du XIX siècle, ceux qui ont assisté à la naissance du système fondé sur le fer et le feu: le comte de Saint-Simon, Auguste Comte, Joseph Proudhon, Karl Marx… Tous ont salué l’avènement de ce nouveau monde; la plupart ont seulement stigmatisé ses déviations, ou l’enfer dû au capitalisme. Mais, pour eux tous, qui ont vu le négatif, le positif l’emporte.
» Pour donner au moins une application de leur philosophie, n’a-t-on pas oublié que Saint-Simon est même allé encore plus loin ? Pour des raisons explicitement philosophiques, amplement développées, il forme lui-même le projet du canal de Suez que ses disciples tiendront à réaliser, de même, pour le canal de Panama. Il rêve de grands travaux européens (il sera d’ailleurs l’un des premiers à défendre l’union européenne, ainsi qu’à souhaiter pour elle une monnaie unique). Son école travaille à l’édification du réseau de nos chemins de fer, comme à l’élargissement et à l’augmentation de nos voies navigables. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire aussi bien l’Industrie (1817) que Du système industriel (1821-1822). Il ne se borne donc pas à penser le monde, il le change.
» Finalement, si un peu de technique engendre des inconvénients, beaucoup de techniques permettent de les combattre. »