Expliquez le texte suivant

Tant que l’on n’a pas bien compris la liaison de toutes choses et l’enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l’avenir. Un rêve ou la parole d’un sorcier tuent nos espérances le présage est dans toutes les avenues. Idée théologique. Chacun connaît la fable de ce poète à qui il avait été prédit qu’il mourrait de la chute d’une maison ; il se mit à la belle étoile ; mais les dieux n’en voulurent point démordre, et un aigle laissa tomber une tortue sur sa tête chauve, la prenant pour une pierre. On conte aussi l’histoire d’un fils de roi qui, selon l’oracle, devait périr par un lion ; on le garda au logis avec les femmes ; mais il se fâcha contre une tapisserie qui représentait un lion, s’écorcha le poing sur un mauvais clou, et mourut de gangrène.
L’idée qui sort de ces contes, c’est la prédestination, que des théologiens mirent plus tard en doctrine ; et cela s’exprime ainsi : la destinée de chacun est fixée quoi qu’il fasse. Ce qui n’est point scientifique du tout ; car ce fatalisme revient à dire : « Quelles que soient les causes, le même effet en résultera. » Or, nous savons que si la cause est autre, l’effet sera autre. Et nous détruisons ce fantôme d’un avenir inévitable par le raisonnement suivant ; supposons que je connaisse que je serai écrasé par tel mur tel jour à telle heure ; cette connaissance fera justement manquer la prédiction. C’est ainsi que nous vivons ; à chaque instant nous échappons à un malheur parce que nous le prévoyons ; ainsi ce que nous prévoyons, et très raisonnablement, n’arrive pas. Cette automobile m’écrasera si je reste au milieu de la route ; mais je n’y reste pas.

ALAIN, Propos du 28 août 1911.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Quelles sont les notions du programme qui sont liées à ce texte d’Alain ?
La raison et le réel ; le désir ; la religion ; la liberté.
Parmi les repères : contingent/nécessaire/possible.

Enjeu du texte : la liberté

Ce texte ne présente aucune difficulté pour celui qui connaît bien la différence entre déterminisme et destin et leurs conséquences quant à la conception de la liberté. Nous donnons l’essentiel de cette distinction qui, une fois comprise, transforme l’explication du texte d’Alain en jeu d’enfant. Application : “Il est écrit que j’aurais une mauvaise note au bac dans mon explication de texte” : tout m’étant Inconnu, “c’est mon destin” ! Mais si j’apprends la distinction entre déterminisme et destin, la connaissance des définitions me permet de changer les causes (mon ignorance) et les effets (ma note). Ce faisant, je suis passé d’une position d’aliéné (par l’ignorance) à celui d’être libre (par le savoir).

L’essentiel du texte :
Toute la compréhension de ce texte se joue dans la première phrase qui pose l’existence de lois (les lois ce sont des liaisons nécessaires entre plusieurs phénomènes) et sur la nature de la relation au cœur de cette liaison (rapport de cause à effet).

Quelle est donc la nature de cette liaison qui est qualifiée “d’enchaînement”? S’il y a une chaîne de liaison, nous sommes dans le domaine de la nécessité c’est-à-dire de ce qui ne peut pas ne pas être. Comment comprendre alors la nature de cette nécessité et ses conséquences quant à la liberté ou l’aliénation de l’homme ? Derrière la question de nature épistémologique (connaissance des lois des choses et des rapports de cause à effet : Alain fait ici appel à la science pour sortir de l’illusion théologique), l’enjeu est à la fois anthropologique (statut et action possible de l’homme dans son monde et son existence) et métaphysique (liberté de l’homme et croyance ou non en un destin de nature divine). La connaissance des lois de la nature n’est-elle pas la condition de possibilité de la liberté et inversement l’ignorance de la nature des lois qui régissent le monde et notre existence, n’est-elle pas la cause de l’aliénation des hommes produite par des illusions de nature théologique?

1° La nécessité comprise comme nécessité absolue (quelle que soit la cause, on aura tel événement), comme destin de nature théologique, métaphysique. Cette nécessité absolue détruit toute contingence, tout possible, tout espoir.
Si, quoi que je fasse, tel événement qui m’est prédit (mort dans la chute de ma maison, “périr par un lion”) se produira, toute action de ma part est vaine ; je ne suis pas libre, si ce n’est d’accepter ce destin. Le temps de l’existence n’a plus de sens (de direction et de signification) puisque mon avenir est déjà constitué avant même que j’y parvienne et sans que j’y sois pour quelque chose ! Un sujet qui vivrait tout ce qui lui arrive sans pouvoir établir un lien causal entre, d’une part, le présent qu’il vit et ce qui le précède et, d’autre part, le présent et son avenir, serait plongé dans une totale absurdité. Pour que mon histoire ait un sens, il faut qu’il y ait du déterminisme, un rapport causal entre mon passé et mon présent.

Mais dans la prédestination, dans le destin, je suis aliéné au sens fort de ce terme puisque désormais mon existence est devenue, par cette prédiction, étrangère à tout ce que je fais et à tout ce que je suis (j’ai beau changé de maison, je mourrai de la chute d’une maison, ici celle de la tortue). Dans la prédiction on affirme qu’un événement se produira sans montrer le lien rationnel entre les causes présentes et l’effet à venir.
Mais si cette nécessité (“périr par un lion”) est absolue, elle ne dépend de rien ; donc elle ne dépend pas de causes antécédentes ; elle est sans cause qui proviendrait de mon monde empirique. Elle ne peut provenir que d’un monde considéré comme absolu, qui est au-delà des causes physiques et empiriques c’est-à-dire qu’elle a sa source dans un monde méta-physique (meta signifiant ce qui est au-delà de). Ainsi cette nécessité absolue, cette “prédestination” nous renvoie à la théologie, à la métaphysique (voir ce que nous disons plus bas à propos du jansénisme pour comprendre ce que veut dire Alain quand il écrit que « des théologiens mirent plus tard en doctrine » l’idée de prédestination).

 2° La nécessité comprise comme nécessité conditionnelle (si j’ai telle quantité de cause alors j’aurai telle quantité d’effets). Nous ne sommes plus dans le destin mais dans le déterminisme. Et nous passons de la prédiction à la prévision. Si je sais que telle cause (vitesse et masse de la voiture) provoquera tel effet (ma mort que je ne désire pas), alors je ne “reste pas au milieu de la route”. C’est pourquoi la science des causes et des effets permet d’échapper à l’illusion théologique et d’être libre [rien n’empêcherait celui qui en a connaissance (mais ce n’est en rien obligatoire) de servir ici de la pensée des épicuriens ou de celle de Spinoza qui montre que Dieu sert souvent « d’asile de l’ignorance » des véritables causes]. Plus je sais, plus je connais, plus je puis agir en connaissance de cause (!), plus je peux faire mon existence, plus je suis libre. Bref, c’est l’ignorance dans tous les sens du terme qui me prive de l’exercice de ma liberté ; la connaissance, la science notamment des déterminismes, sont la condition de possibilité de la liberté.

Déterminisme et fatalisme.

Il ne faut pas confondre déterminisme et fatalité ou destin. Selon la conception du destin, quoique Œdipe fasse, quels que soient ses actes et gestes antécédents, il tuera son père et épousera sa mère. Or cette idée ne correspond pas à celle de déterminisme : pour celui-ci, ce qui arrive dépend des antécédents. Si ceux-ci changent, il se produira un autre événement.
En d’autres termes, dans le fatalisme, dans le destin, c’est l’événement qui est nécessaire, qui ne peut pas ne pas arriver [c’est ce qu’écrit ici Alain : « ce fatalisme revient à dire : “Quelles que soient les causes, le même effet en résultera.””]; dans le déterminisme, ce qui est nécessaire, c’est le rapport entre telles conditions et tel événement. Par conséquent, si l’on change les conditions données, on aura un autre événement ; c’est ce que fait l’homme en luttant contre une épidémie : il change les conditions qui permettent son développement et s’il y parvient, l’épidémie cessera car il ne s’agit pas d’un destin. Le déterminisme est une nécessité conditionnelle : si j’ai telle quantité de cause [vitesse et masse de la voiture] j’aurai nécessairement telle quantité d’effet [je serai écrasé dit Alain] ; il faut donc que je me mette dans une situation dans laquelle cette nécessité ne pourra pas s’exercer [je me mets sur le bord de la route].

La prédestination des théologiens : « la destinée de chacun est fixée quoi qu’il fasse.”

On pourrait donner comme exemple de fatalisme qui s’oppose à la liberté le cas du Jansénisme au XVIIè siècle : il s’agit d’une doctrine religieuse et morale apparue aux environs de 1640 à partir de la question de la liberté humaine. Dans la religion chrétienne, l’homme ne peut pas, à lui seul, faire son salut si Dieu ne lui accorde pas la grâce. Au Vème » siècle, le moine Pelage déclare qu’il n’y a pas besoin de grâce pour éviter la péché et faire son salut. Combattu par saint Augustin : ne peut être sauvé que celui qui y est prédestiné. Cette théorie est reprise au XIIIème siècle par saint Thomas d’Aquin. Au XVIème, Calvin l’outre pour aboutir à la négation de la liberté humaine. Au XVIIème, la question est à nouveau posée. Les jansénistes vont faire renaître la querelle. L’évêque Janssen d’Ypres (en latin Jansenius) mort en 1638, laisse un gros manuscrit l’Augustinus (publié en 1640 à Louvain) qui est un commentaire de saint-Augustin. La thèse : corrompue par la péché originel, la nature humaine est incapable de faire la moindre acte bon, même dans l’ordre naturel sans la grâce de Dieu. Là où elle parait, l’homme ne peut y résister. Comment des hommes peuvent-ils alors commettre la mal ? C’est qu’ils n’ont pas reçu la grâce pour laquelle il faut être prédestiné.

En bref, le fatalisme et le destin s’opposent au déterminisme par le caractère inéluctable de leur déroulement. C’est pourquoi, Jean-Paul Sartre a pu écrire avec justesse que « ce n’est pas le déterminisme, c’est le fatalisme qui est l’envers de la liberté » car comme l’a bien vu Leibniz «  la liaison des causes et des effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever » (Théodicée, & 55). C’est précisément ce qu’Alain montre parfaitement dans ce texte : connaître les causes et ses effets permet, si les effets ne nous conviennent pas, de changer les causes et d’être libres.

Prolongements possibles de l’explication.

– Ce texte permet de réfléchir sur ce qu’est la liberté chez l’homme. Elle n’est possible que par la connaissance, la science de la liaison des causes et de leurs effets. Au contraire, l’ignorance laisse la place aux superstitions, à la croyance en un destin qui ne laisse plus à l’homme le pouvoir de construire librement son existence. Plus les hommes ont développé les sciences, plus ils se sont éloignés de croyances en une prédestination de leur être.

– Cependant, il existe une réalité dont l’homme connaît les causes sans pouvoir se soustraire à elles et à ses effets, à savoir, la mort qui demeure un destin. Certes, plus l’homme progresse dans sa connaissance d’être vivant, de ses caractéristiques génétiques, plus il se libère de maladies qui étaient des destins (mais il arrive que nous connaissions la cause des maladies sans pouvoir les changer : c’est le cas de la maladie de Huntington que l’on peut détecter par un test génétique mais que l’on ne peut pas guérir. De même le Téléthon est devenu beaucoup plus modeste dans ses objectifs, quant à la promesse de guérison des maladies génétiques). L’homme n’attribue plus sa mort à une cause métaphysique mais à des propriétés propres aux êtres vivants sexués sans toutefois disposer d’une véritable liberté par rapport à ce phénomène. Il est vrai que du côté de Google et du courant que l’on nomme transhumaniste, on songe à connaître les causes effectives de la mort pour tenter de l’abolir.

– Cependant si nous poussons à bout cette conception de le liberté comme science des déterminismes, elle peut aboutir paradoxalement aux mêmes conséquences que celle de la prédestination par la négation du temps ! Si un esprit avait, à un moment donné, la science de toutes les forces, hypothèse du physicien Laplace au XIXè, qui s’exercent dans l’univers, il pourrait dire aussi bien ce qui s’est produit que ce qui se produira  : «Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome: rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux» (Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814). La raison de la science abolirait le temps et un avenir véritablement choisi : il n’y aurait plus pour l’homme du contingent et du possible. Alors que dans l’exemple d’Alain « un rêve ou la parole d’un sorcier tuent nos espérances », ce serait désormais le savoir donné par les sciences qui produirait le même effet de prédestination ! Pour ne donner qu’un exemple limité de cette idée, nous pouvons voir que la plupart des hommes ne désirent pas faire des tests génétiques sur leur propre ADN, qui leur feraient connaître la probabilité de connaître les maladies qu’ils vont avoir.

– Enfin, supposons, comme l’indique Alain, que connaissant la cause et les effets de la voiture sur mon corps, je choisisse librement de m’écarter, mais quelle est la cause qui m’a fait décider de faire ce choix ? Il est l’effet de causes que j’ignore peut-être, me donnant l’illusion du libre-arbitre ? C’est précisément la thèse développée par Nietzsche dans ce texte tombé également au Liban en 2015 ! « Au spectacle d’une cascade, nous pensons voir caprice et arbitraire dans les innombrables courbures, ondulations et brisements de ses vagues ; mais tout y est nécessaire, le moindre remous mathématiquement calculable. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait, si l’on était omniscient, pouvoir calculer d’avance un acte après l’autre, aussi bien que chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. Le sujet qui agit est quant à lui, sans doute, pris dans l’illusion de son libre arbitre ; mais si la roue du monde venait à s’arrêter un instant et qu’il y eût une intelligence omnisciente, calculatrice, pour mettre à profit de telles pauses, elle pourrait, à partir de là, prédire l’avenir de chacun des êtres jusqu’aux temps les plus éloignés et marquer toutes les traces dans lesquelles cette roue passera encore. L’illusion de l’acteur sur lui-même, le postulat de son libre arbitre, font partie intégrante de ce mécanisme à calculer. » NIETZSCHE, Humain trop humain (1878)

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Remous mathématiquement calculables …