Expliquer le texte suivant
La validité des règles de justice, telles qu’elles prévalent entre les individus, n’est pas entièrement suspendue entre les sociétés politiques. Tous les princes se targuent de prendre en considération les droits des autres princes, et certains, cela ne fait pas de doute, sans hypocrisie. Des alliances et des traités sont conclus tous les jours entre États indépendants, et ils ne seraient qu’autant de parchemin gaspillé, si l’on ne constatait, à l’expérience, qu’ils ont quelque influence et autorité. Mais ici réside la différence entre les royaumes et les individus. La nature humaine ne peut en aucune façon subsister sans l’association des individus, et cette association ne pourrait exister si l’on ne respectait pas les lois d’équité et de justice. Désordre, confusion, la guerre de tous contre tous, sont les nécessaires conséquences d’une telle conduite licencieuse. Mais les nations peuvent subsister sans relations. Elles peuvent même subsister, dans une certaine mesure, dans une guerre générale. L’observance de la justice, bien qu’utile entre elles, n’est pas garantie par une nécessité si forte qu’entre les individus, et l’obligation morale est en proportion de l’utilité. Tous les politiques admettent, ainsi que la plupart des philosophes, que des raisons d’État peuvent, en cas d’urgences particulières, dispenser de suivre les règles de justice, et invalider tout traité ou alliance, si les respecter strictement était considérablement préjudiciable à l’une ou l’autre des parties contractantes. Mais rien de moins que la plus extrême nécessité, reconnaît-on, ne peut justifier que les individus violent une promesse, ou envahissent les propriétés des autres.
HUME, Enquête sur les principes de la morale
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Ce texte de Hume ne posait apparemment aucun problème de compréhension et c’était peut-être le piège qui a fait tomber un grand nombre de copies dans la pure paraphrase. Comment expliquer un texte qui semble clair ; la tentation est grande de le recopier bribe par bribe en disant : « l’auteur dit que » puis « dit que » mais cela ne constitue pas une explication.
Il peut être intéressant, pour le candidat, de découvrir d’abord le thème lié au programme : ici c’était celui de la justice ; il est donc inutile de fonder toute son explication sur la liberté comme on peut le lire parfois, car le texte ne doit pas être l’objet d’un prétexte à dire tout ce que l’on sait sur une notion parce que le mot figure dans l’extrait proposé ! Parmi les notions du programme liées à la justice, on pouvait noter la politique, la société, l’État, le droit, le sujet, autrui, la morale, le devoir. Mais ceci ne nous livre en rien l’essentiel de ce qui est exigé dans une explication mais peut permettre de trouver des questions qui permettent de ne pas rester collé au texte mais de l’expliquer. Ainsi, la confrontation entre le thème de la justice, de l’État et d’autrui incitait à se demander si le rapport à autrui, et du coup, du juste et de l’injuste, est de même nature entre citoyens d’un même État et entre États différents.
L’essentiel porte sur l’explicitation de la question que pose Hume par rapport à la justice. Il n’y a qu’une question par texte et il faut la trouver. Cela ne posait ici aucune difficulté : peut-on dire que la justice qui règne au sein d’un État obéit aux même règles que celles qui existent entre les États ? Ce qui oblige à se demander s’il existe-t-il une différence de nature entre la justice entre individus et la justice entre États qui rendrait compte d’une différence éventuelle d’applicabilité ? Les principes applicables à la première sont-ils valables pour la seconde ? On attendait donc du candidat qu’il analyse ces deux formes de justice. A quels principes obéissent-elles ? Sont-ce les mêmes et, si l’on répond positivement, qu’est-ce qui peut alors produire des différences dans leur application ? Et, du même coup, quel est le principe et le but de la justice selon Hume ? Quelle fonction remplit-elle ? Et pour les plus perspicaces, on pourrait attendre une réflexion sur la conception anthropologique de Hume ? Quelle est la nature de l’homme qui exige telle ou telle disposition pour que la justice règne ? Ceci permettait de discuter le point de vue utilitariste de Hume et d’envisager une réponse différente quant aux principes et aux buts de la justice selon les connaissances apprise en cours d’année. Les copies soulevant ces questions (nous venons de les formuler et elles pouvaient servir de plan à l’explication) faisaient une véritable explication et étaient assurées d’obtenir le moyenne.
Procédons simplement à une lecture linéaire. Dans un premier temps, Hume montre, contre sa thèse à venir, qu’il n’y a pas de différence essentielle dans les deux formes d’application de la justice que sont les relations entre les personnes à l’intérieur d’un État et les relations entre États. Souvent, pour ceux, et ils sont rares, qui veulent EXPLIQUER, le texte et non pas le recopier fragment par fragment pour le paraphraser, cette première phrase est l’objet d’un faux-sens et même parfois d’un contre-sens par l’incapacité d’interpréter correctement l’expression « n’est pas entièrement suspendue entre les sociétés politiques ». Sans préciser sur quoi est fondée la justice et en quoi elle consiste, Hume ne parle que de son extension ; elle semble s’appliquer aussi bien à l’intérieur d’un État qu’aux relations entre États. Tout ceci permettrait de parler d’une universalité des règles de justice.
L’explicitation par Hume dans la phrase suivante est à nouveau l’objet de faux-sens et de contre-sens fréquents. Il ne parle que de la justice inter-étatique (et on pas intra-étatique) et, contrairement à ce que nombre de candidats pensent (cédant à l’opinion commune contemporaine « tous les États et chefs d’États son cyniques »), Hume écrit bien que c’est sans hypocrisie que la validité des règles de la justice s’impose entre États. Et contrairement à nouveau à une opinion commune bien implantée dans le crâne de certains, Hume écrit que l’expérience montre que les traités, les conventions de justice passées entre États ont une consistance et perdurent dans le temps. On en arrive à l’idée qu’il semble, selon Hume, ne pas exister de différence dans l’application de la justice à l’intérieur d’une nation comme entre nations. La justice reste valable quelles que soient les conditions de son application ; elles ne changent pas de contenu et de nature. Il semble qu’il existe une universalité de sa validité.
Et pourtant, dans un deuxième temps, Hume va montrer que cette universalité des règle de justice n’est qu’apparente en raison de la différence de principe de fonctionnement des États pris en eux-mêmes et des relations entre États. La question devient celle-ci : le contrat (et son respect, d’où la notion de devoir à évoquer) est-il une condition nécessaire de l’existence des hommes au sein des sociétés et de l’existence des États ? La réponse est négative : le rapport à autrui est nécessaire (il ne peut pas ne pas être) car la liberté individuelle (droit de nature de faire tout ce que l’on peut faire) poussée à l’extrême ne permettrait pas la survie de l’homme. On attend ici, de la part du candidat, une tentative d’explication : quelle est donc la nature de l’homme supposée par Hume s’il ne peut survivre sans contrats l’engageant envers autrui ? Pense-t-il comme Hobbes que l’homme « est un loup pour l’homme » (« homo homini lupus ») de telle sorte que sans « lois d’équité et de justice» l’homme vivrait dans « une guerre de tous contre tous » (bellum omnium contra omnes) qui est une autre expression de Hobbes ? Qu’est-ce qui peut alors amener les hommes à renoncer à leur liberté de faire tout ce qu’ils peuvent faire ? Ce ne peut être que leur intérêt, l’utilité. Et Hume associe le contrat, le droit, à l’intérêt mais, (ce qui est plus surprenant pour celui qui a une connaissance élémentaire de la morale de Kant), moralité (sentiment du bien et du mal) à l’intérêt. Si les hommes, au sein d’une société, doivent respecter le droit et la morale, c’est uniquement au nom de l’intérêt ; intérêt de la société mais aussi intérêt bien compris des individus qui la composent.
En est-il de même pour les relations, les contrats entre États ? La réponse est négative : pour Hume, à son époque, (ce qui ouvrait une comparaison aisée avec le droit international aujourd’hui), l’indépendance relative des États fait qu’ils n’ont pas d’intérêt vital (d’utilité essentielle) à respecter les règles, les accords, les conventions passés avec d’autres États. Et là encore, il est intéressant de remarquer que le principe d’évaluation posé par Hume est l’utilité, l’intérêt : nous sommes bien en présence d’un auteur qui se situe dans le cadre d’une philosophie pragmatiste. Si les États n’ont plus d’intérêt à suivre les traités, accords, signés avec d’autre États, il est légitime pour Hume de ne plus les suivre.
Bien entendu, il était possible, soit dans l’explication elle-même, soit dans une discussion en fin de devoir, de discuter les thèses essentielles de Hume dans ce texte : ne peut-on pas penser une justice entre États qui soit valable universellement, qui ait un caractère cosmopolite comme le pense Kant? N’existe-t-il pas aujourd’hui une justice internationale? Du coup, la thèse de Hume ne montre-t-elle pas sa faiblesse puisqu’elle ne repose que sur un état historique contingent du XVIIIème? Ne faut-il pas penser un droit et une justice qui dépassent les intérêts contingents des États? Qu’est-ce qu’une justice que l’on peut bafouer si son intérêt est en jeu? N’est-ce pas nier l’idée même de justice?
Moralité : l’épreuve de l’explication de texte est exigeante, et contrairement à l’opinion commune des candidats, beaucoup plus difficile à effectuer (si l’on veut obtenir une bonne note s’entend !) que l’écriture d’une dissertation car il faut … lire et non pas croire lire et projeter sa non-pensée (son opinion) sur un texte.