Science, technique, morale et eugénisme libéral
«Un eugénisme libéral ne toucherait pas seulement la capacité à être soi-même sans entraves. Une telle pratique engendrerait en même temps une relation interpersonnelle pour laquelle il n’existe aucun précédent. La décision irréversible prise par une personne d’organiser le génome d’une autre personne selon ses désirs fait naître un type de relation entre ces deux personnes, qui remet en question une présupposition, qui jusqu’ici allait de soi, nécessaire à la compréhension morale que peuvent avoir d’elles-mêmes les personnes qui agissent et jugent de manière autonome. Une compréhension universaliste du droit et de la morale part de l’idée qu’aucun obstacle de principe ne s’oppose à un ordre égalitaire des relations interpersonnelles. […] Personne ne doit dépendre de quelqu’un d’autre de manière irréversible. Or la programmation génétique fait naître une relation à plus d’un égard asymétrique – un paternalisme d’un genre spécifique.»
Jürgen Habermas « L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? » Gallimard 2002
Nous voudrions essayer d’éclairer les rapports entre science, technique, morale et eugénisme libéral à partir du court texte suivant du philosophe allemand contemporain Habermas.
Quelle est la nature des arguments que l’on peut présenter pour s’opposer au clonage chez l’homme ou, de façon plus générale, à toutes sortes d’interventions comme le diagnostic préimplantatoire (DPI) touchant, pour des raisons diverses (maladies génétiques létales futures clairement identifiées, simple « prédisposition » à certains cancers familiaux, ou désir des parents d’obtenir des embryons à la fois sains et compatibles pour soigner un autre enfant malade, les «bébés médicaments »)?
Nous sommes à l’intersection des champs du vivant et de savoirs et de pratiques culturels. Remarquons, tout d’abord, que cette question a rarement été posée quand il s’agissait de modifications effectuées par l’homme sur d’autres vivants comme les plantes et les animaux. Cette domestication, cette culturalisation des autres vivants a commencé au néolithique au cours duquel l’homme a volontairement sélectionné des plantes et des animaux pour les rendre plus productifs. Il se trouve que l’homme avait le pouvoir de le faire mais on pose rarement la question du droit qui lui permettait de le faire. De quel droit l’homme peut-il se s’autoriser à effectuer une modification des vivants qui peuplaient le même monde que lui? On répondra qu’il en avait le pouvoir, la force, et que c’était pour lui une façon de survivre et d’améliorer les conditions de sa vie. Bref, de même que tout vivant survit en détruisant d’autres formes de vie, l’homme exerçait sa puissance vitale par rapport à d’autres vivants. Dans la sélection naturelle des vivants telle que la conçoit Darwin, ceux qui sont le mieux adaptés à tel ou tel milieu de vie survivent, les autres disparaissent.
Mais il y a plus, non seulement l’homme puise dans les autres formes de vie végétale et animale de quoi survivre mais, par sa culture et sa conscience, il sélectionne et, du même coup, modifie les caractéristiques que la nature avait données par hasard à certains vivants (ce qui a aussi pour effet de faire disparaître certaines espèces non sélectionnées par l’homme et de faire apparaître des races que jamais la nature n’aurait produites par elle-même, comme les innombrables races de chiens!). Si nous reposons la question du droit de faire cela (question que l’homme ne s’est pas posée), on ne peut que répondre que l’homme estimait qu’il avait le droit de le faire, non seulement parce qu’il pouvait le faire mais parce qu’il avait, sur tous les autres vivants, une supériorité ontologique incontestable. On voit que la question du vivant nous oblige à poser la question anthropologique portant sur l’essence de l’homme. Certes l’homme est un vivant au même titre que les plantes et les animaux mais, dans son rapport aux autres vivants, il s’accorde une supériorité non seulement physique mais ontologique.
La question devient alors la suivante: sur quoi fonder cette supériorité ontologique qui permet à l’homme de traiter les autres vivants comme des moyens utilisables et modifiables à merci? On pourrait répondre qu’il dispose de la conscience, de la raison qui lui ont permis d’instaurer des techniques et des sciences capables de rendre supérieurs à tous les autres vivants. Mais s’il est vrai que la réflexion et la conscience, par la prise de distance qu’elles permettent de prendre par rapport au milieu, constituent une supériorité sur les autres vivants rivés sans grande distance à un milieu de vie, on ne voit pas en quoi, elle fonderait et légitimerait, la modification des caractéristiques d’êtres vivants. Les hommes ont donc mis en place des mythes, des religions, des métaphysiques qui donnent à l’homme un statut spécifique et supérieur aux autres vivants. Dans le mythe de Prométhée, l’homme, être vivant le plus démuni et le plus faible naturellement, acquiert une supériorité ontologique sur les autres vivants par sa participation à une autre distribution, non naturelle, divine. L’anthropologie renvoie ici à une métaphysique qui fonde la supériorité de l’homme. Dans le récit de la Bible, l’homme est créé à l’image de Dieu (et non de la nature où tous les vivants sont créés «selon leur espèce», certes, par Dieu mais pas à l’image de Dieu). Et de cette ressemblance, la Bible en déduit la légitimité de la domination de l’homme sur tous les autres vivants: «Dieu dit: Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre». «Dieu les bénit et leur dit: Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre». Si l’homme s’accorde un droit de modification des autres vivants, c’est en faisant appel à un fondement méta-biologique, métaphysique, extérieur à sa propre essence. Reste à savoir comment il faut interpréter la mission de «domination» que Dieu a confié aux hommes. Pour les uns, l’homme n’a que le droit de gérer la nature et les vivants dont il n’a en quelque sorte que l’usufruit. Pour d’autres, cette mission confiée par Dieu l’autorise à bouleverser les fondements mêmes de cette nature et à en changer l’ordre et donc les vivants. On trouve dans cette contradiction les attitudes différentes de l’Eglise envers les sciences et ses applications techniques ; parfois, elle condamne toute application, notamment dans le domaine de la médecine ; parfois elle permet aux hommes de mettre en place des modifications importantes du monde et des vivants.
Dans les faits, et notamment depuis le XVIIe, l’homme occidental s’est autorisé à modifier les autres vivants et, grâce aux sciences, a faire des expérimentations sur les vivants (songeons à la drosophile que l’on a irradié sans compter pour produire, de façon aléatoire, des mutations).
Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que l’homme est en mesure d’appliquer sur lui-même en tant que vivant ce qu’il a fait sur les autres espèces vivantes. Il possède les moyens de féconder de façon artificielle, de trier les embryons qu’il désire implanter en connaissant de mieux en mieux les propriétés génétiques qu’il veut transmettre, de produire même des clones de lui-même. C’est ce qu’Habermas appelle «l’eugénisme libéral» en entendant par là, la possibilité pour l’homme, pour chaque homme, de s’autoriser à intervenir au cœur même du patrimoine génétique dans le but d’obtenir une bonne naissance, un être qui correspond à ce qu’il entend par une vie bonne. Il ne s’agit donc pas, contrairement aux eugénismes précédents, d’une pratique instaurée par un Etat comme l’Etat nazi mais d’un eugénisme demandé, désiré par les individus, les couples eux-mêmes, pour leur propre descendance. Il y a ici une tension entre ce que l’homme peut faire, désire faire et doit faire c’est-à-dire entre les capacités nouvelles de la science, l’éthique au sens de bien vivre, la morale comme recherche de ce que l’on doit faire.
Qu’est-ce qui pourrait interdire l’accomplissement d’un tel désir d’avoir des enfants qui correspondent à l’idée qu’ils se font d’une meilleure humanité, ce que Habermas appelle «eugénisme d’amélioration»? Dans une conception chrétienne traditionnelle, dans la mesure où l’homme est à l’image de Dieu, il semble impossible de permettre à l’homme de transformer radicalement son essence biologique donnée par Dieu. Mais nous avons vu que déjà l’homme s’était autorisé à bouleverser de façon radicale la nature des autres vivants. Pourquoi avoir le droit de modifier une partie de la création divine et pas une autre? Pourquoi placer la limite uniquement pour l’homme? Est-ce que cela est dû à la supériorité ontologique originaire de l’homme sur les autres vivants? Est-ce le fait que l’homme deviendrait un rival de Dieu dans la possibilité de produire de nouvelles formes du vivant? On retrouve ici l’ambiguïté de cette religion par rapport au savoir et à la science. L’homme est, à la fois, l’être qui, parmi les vivants, a su développer la conscience, la connaissance, la science, mais aussi celui qui a été puni d’avoir commis l’acte ayant permis ce développement. Le deuxième argument, moins fort que le précédent, consiste à dire que de telles pratiques auront pour but de traiter les embryons comme des moyens et non comme des fins, bref, de produire une réification (du latin res qui signifie chose) des vivants humains incompatibles avec la valeur absolue de la personne .
Les arguments d’Habermas ne sont pas empruntés à une théologie ou une croyance métaphysique mais dans la dénaturation, selon lui, des relations interpersonnelles. C’est donc en se situant uniquement sur le plan des relations entre hommes qu’Habermas veut découvrir les arguments qui doivent interdire ces nouvelles formes d’eugénisme. Ce faisant, Habermas reprend et prolonge pour ce débat, sa conception des fondements de la morale. Il se rattache aux penseurs qui comme Karl-Otto Appel se rattachent à l’éthique de la discussion. L’éthique et la morale ne trouvent pas leur fondement dans un être transcendant comme Dieu ni non plus, comme chez Kant, dans l’examen fait par chacun de façon autonome à l’aide de la raison. Habermas développe en effet l’idée d’un principe de discussion capable de remplacer l’impératif catégorique kantien. C’est par et dans le dialogue mis en place entre personnes rationnelles que les normes morales doivent apparaître. On voit donc que chez Habermas, le principe de mes normes éthiques et morales ne peuvent surgir qu’au sein d’une intersubjectivité.
Or, que produirait selon lui un «eugénisme libéral» permettant par exemple de choisir les caractéristiques génétiques d’un enfant à naître? Il viendrait briser l’égalité fondamentale dans les «relations interpersonnelles». D’un côté, il y aurait le désir des parents et de l’autre un être qui ne serait que le produit de ce désir. À cela, on pourrait objecter le fait qu’il en a toujours été de même dans la mesure où, en principe, l’enfant ne peut être que le produit du désir de ses propres parents, ce qui d’ailleurs produit une inégalité ontologique des enfants par rapport aux parents. L’enfant ne pourra jamais rendre à ses propres parents la dette qu’il a contractée par le fait même d’avoir reçu d’eux la vie: il existe bien ici une relation asymétrique. Mais, ce qui est nouveau selon Habermas dans la pratique des sciences et des techniques contemporaines, c’est le fait que l’on peut ou pourrait désirer tel enfant et non plus un enfant. C’est la particularisation de l’enfant à naître qui serait condamnable dans la mesure où elle viendrait constituer une nouvelle forme d’asymétrie qui serait, elle, inacceptable moralement.
Quels sont les présupposés de l’analyse d’Habermas? Tout d’abord, c’est le fait que, pour lui, la culture de l’homme ne peut pas jouer un rôle fondamental, structurant, sélectif, dans la production d’un être humain. Il renvoie donc la sexualité à sa seule dimension biologique dans laquelle l’égalité entre tous les vivants est donnée par le hasard. Cela implique que l’homme, dans le domaine de la reproduction, devrait s’interdire toute intervention de nature culturelle et laisser la nature accomplir seule la fonction essentielle de sélection. À cela, on pourrait rétorquer que le propre de l’homme consiste, depuis qu’il est homme, à prendre en main son histoire. Pourquoi faudrait-il, dans le domaine de la sexualité, interdire toute prise de contrôle de sa part? Pourquoi laisser à la nature la détermination d’un être qui ne pourra devenir humain que dans et par la culture?
L’argument essentiel serait que cette décision est «irréversible». À cela on peut répondre qu’Habermas se trompe quant au poids du génome, du programme génétique par rapport à la personnalité de l’homme. Certes, le choix des parents ferait que tel ou tel gène a été sélectionné et non pas tel autre, mais c‘est l’éducation, la culture qui forge la personnalité d’un être humain et non pas les gènes qu’il a reçus lors de la conception. Et l’on pourrait dire que l’irréversibilité essentielle porte beaucoup plus sur la culture apportée par les parents (le fait qu’ils parlent telle langue et non pas telle autre, le fait qu’ils adhèrent à telle ou telle valeur etc.). L’égalité entre les personnes n’est pas une égalité de nature génétique mais morale. En d’autres termes, c’est paradoxalement la culture apportée par les parents de façon inégalitaire et asymétrique qui va permettre à l’enfant, devenu adulte, d’obtenir une égalité réelle avec ses parents . Jean-Daniel Causse, professeur à la Faculté de théologie protestante de Montpellier, défend une conception «existentialiste» de l’être humain, selon laquelle, «exister, c’est avoir son être à l´extérieur de soi. Le sujet humain est institué en dehors de lui-même par un désir qui l´a appelé, par une parole qui le précède.» Le théologien protestant Jean-François Collange considère que le concept le plus adéquat pour traduire dans la culture contemporaine ce qu´on appelait, naguère encore, «l´âme» est celui de «personnalité»: c´est-à-dire une réalité qui n´est pas donnée immédiatement, mais qui se construit dans la dimension du temps et à travers la relation à l´autre. Ainsi, l’inégalité qui serait instaurée par le choix génétique des parents n’a aucun rapport avec une inégalité de nature morale. Bref en voulant s’interdire toute intervention culturelle déterminante dans le choix des enfants à naître, Habermas, comme d’ailleurs l’église catholique dans les positions traditionnelles de Jean-Paul II, en arrive à un biologisme, un naturalisme, un fatalisme, dans la mesure où on laisse à la nature, à la biologie, la détermination de l’enfant qui va naître. L’essence de l’homme ne se trouve pas dans la nature mais dans la culture.
C’est pourquoi, la position de Peter Sloterdijk se rapproche beaucoup plus de l’essence de l’homme comme être culturel, agissant par sa culture sur la nature. Depuis le néolithique, l’homme a mis en place une culturalisation, une domestication de sa propre espèce. La science et la technique aujourd’hui lui permettent d’envisager une nouvelle étape qui le ferait passer du «fatalisme des naissances» à «la naissance optionnelle et à la sélection prénatale». Au lieu de refuser d’envisager cela, ne sommes-nous pas condamnés déjà par le développement des sciences à penser une anthropotechnologie. Bien entendu, ces pratiques nouvelles possibles posent des problèmes éthiques et moraux nouveaux. Toute action de l’homme sur son code génétique n’est pas nécessairement morale mais peut-on s’interdire d’une façon absolue toute intervention de nature sélective sur les vivants? Telle est la question que la science nous contraint désormais de nous poser. On n’en conclura pas que la science change les valeurs morales mais elle change notre éthique et elle nous oblige à nous interroger sur la valeur morale des nouvelles pratiques rendues désormais possibles.
Merci infiniment pour ce article très intéressant et bien écrit permettant un accès facilité à la pensée d’Habermas qu’il n’est pas toujours aisé de comprendre en une seule lecture.