Nous proposons plus particulièrement pour les élèves de classes préparatoires qui ont la vérité à leur programme de concours, un exposé sur les rapports entre la vérité et le prix. Cette question est au cœur d’un ouvrage de Marcel Hénaff intitulé « Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie » Seuil, 558 pages. Vous y trouverez, ce qui vous permettra d’échapper à des considérations trop abstraites sur la vérité, un paradoxe au cœur même de votre existence ! Socrate, considéré comme l’un des premiers philosophes, fait de la pauvreté et de la gratuité de ses rencontres, le signe de la vérité de sa propre existence de philosophe. Mais alors, comment un postulant à une école de commerce espérant des revenus importants et qui suit l’enseignement de professeurs rémunérés donc disciples des sophistes honnis par Socrate et Platon, pourrait-il atteindre la vérité ? N’est-ce pas mission impossible ? Et si la vérité est la notion qui permet d’obtenir la réussite à un concours, n’est-ce pas la détruire comme vérité en la réduisant à une fonction utilitaire? Faut-il dire avec Nietzsche que tout ce qui a un prix n’a guère de valeur?
Marcel Hénaff commence son analyse des rapports de la vérité et du prix, par une ouverture sur Socrate et surtout par deux citations remarquables : l’une de Socrate («en fait de témoins, j’en produits un, moi, qui atteste assez que je dis vrai : c’est ma pauvreté»), l’autre de Sénèque dans ses Lettres à Lucilius («devenus tour à tour marchands et marchandises, nous ne demandons plus ce que sont les choses, mais combien elles coûtent»: la question ontologique (qui porte sur l’être même de ce qui est) a été remplacée par la valeur marchande et par l’utilité. Pourtant, y a-t-il des biens matériels ou immatériels qui sont au-delà de toute évaluation monétaire et marchande c’est-à-dire qui sont hors-de-prix? Quant à la première citation de Socrate, elle permet d’un interroger le rapport de l’argent avec la philosophie et la recherche qu’elle met en place de la vérité.
La philosophie et sa recherche de la vérité excluent tout prix.
Comment comprendre alors l’expression qui constitue le titre de l’ouvrage, «le prix de la vérité»? En français, cette expression est ordinairement employée de façon métaphorique pour désigner l’effort, le courage, que l’on doit déployer pour obtenir la vérité. C’est en ce sens que l’on pourrait dire que Galilée a payé le prix fort de sa volonté d’imposer la vérité scientifique contre les affirmations théologiques qui se posaient comme des vérités absolues. Mais Marcel Hénaff veut donner à cette expression son sens littéral en envisageant directement les rapports de la vérité et de l’argent à travers la recherche philosophique. Et le premier point qu’il établit dans son livre consiste à montrer que le premier philosophe, Socrate, fonde sa critique des Sophistes sur leur vénalité ; celui qui se fait payer ne peut être philosophe. Il existe une incompatibilité ontologique entre l’argent d’une part et la philosophie comme recherche de la vérité d’autre part.
La vérité de Socrate, c’est son refus de tout rapport à l’argent dans son activité philosophique.
Socrate va mourir et son ami Criton lui propose d’acheter le gardien au nom de l’amitié qu’il porte à son maître. Socrate se trouve alors devant le dilemme suivant, soit il fuit en soudoyant le gardien, soit il reste en laissant croire que son ami n’a pas voulu payer pour sa fuite. Mais Socrate refuse que l’on paye pour sa fuite et son refus se fonde sur un impératif catégorique de nature essentiellement morale : «est-il juste que nous achetions ceux qui doivent m’emmener d’ici, que nous les gagnions, et que, nous-mêmes, nous aidions à fuir ou prenions la fuite?». Socrate, à la fin de sa vie, rappelle le refus de tout avantage pécuniaire au cours de son action et de sa vie (cf. l’apologie de Socrate 31 a-c : « Un tel homme, Athéniens, sera difficile à retrouver, et, si vous voulez m’en croire, vous me garderez précieusement. […] en tout cas, vous pouvez vous convaincre que je suis bien un homme donné à la cité par la divinité (hupo tou theou tei polei dedosthai) : demandez-vous s’il est humainement possible de négliger, comme moi, tous les intérêts personnels, d’en supporter les conséquences depuis tant d’années déjà, et cela pour s’occuper uniquement de vous, en prenant auprès de chacun leur rôle d’un père ou d’un frère aîné, en le pressant de s’appliquer à devenir meilleur. Et si j’avais tiré quelque salaire (misthon) de mes exhortations, ma conduite pourrait s’expliquer ; mais vous voyez que mes accusateurs mêmes, qui m’ont calomnié avec tant d’impudence, n’ont pourtant pas eu le front de me reprocher et d’essayer de prouver par témoins ; [31c] que j’aie jamais exigé ni demandé le moindre salaire ; et je puis offrir de la vérité de ce que j’avance un assez bon témoin, à ce qu’il me semble : ma pauvreté (ego parekhomai ton martura hos alethe lego, ten penion)».
Devant ses juges, Socrate donne pour preuve de la vérité de sa position, sa pauvreté. Le premier philosophe affirme qu’il existe une incompatibilité profonde entre la philosophie et l’argent. Est-ce à dire que Socrate méprise l’argent? Il ne s’agit pas chez lui, d’une critique générale car la richesse qui vient de la terre du travail productif est bonne. En revanche, la richesse qui vient du commerce et des profits financiers ; et il en est de même de ceux qui veulent échanger savoir et argent. Pour Aristote en effet : «le savoir et l’argent n’ont aucune commune mesure» (Ethique à Eudème, VII, 10). Le philosophe doit donc être indifférent à la richesse et doit apporter un enseignement gratuit. Mais pourquoi ne pourrait-on pas payer l’œuvre d’un écrivain, un artiste, d’un savant, d’un philosophe?
Le vrai philosophe n’a pas à chercher à protéger son argent car, dans son exigence de vérité, ce n’est pas ce qu’il recherche.
L’aletheia (la vérité) a été remplacée par la doxa : la vérité prend un prix.
Cette question qui oppose fondamentalement Socrate et les Sophistes a été rendue possible par une mutation qui a touché la société grecque. Dans la Grèce ancienne, la vérité (aletheia que l’on peut traduire par mouvement hors de (a-) l’oublié (letheia), est énoncée par les devins, les mages et surtout les poètes, grâce à la parole qui a une vertu efficace, performative. Mais, avec l’émergence de la cité, la parole change de statut: à la parole magique efficace se substitue une parole qui échange des arguments. A l’aletheia, se substitue la doxa c’est-à-dire un savoir non plus réservé à quelques personnes sacrées mais donné potentiellement à tous: l’instauration de la démocratie est liée à la libération de la parole donnée de façon égalitaire à chaque citoyen. Apparaît en même temps un certain Simonide qui fait de la parole une technique et qui compose des poèmes pour une somme d’argent. Ceci permet de parler alors du prix de la vérité. L’art de bien parler est un métier comme un autre. Parallèlement, les physiciens et les mathématiciens apportent une nouvelle conception de la vérité obtenue par un travail de connaissance et non plus par une révélation ou de déchiffrement de signes dans un espace sacré. Dès lors, le savoir peut s’acquérir, s’échanger, être négocié et la question se pose alors de la rétribution du philosophe au même titre que celle de l’architecte ou du médecin ou du rhéteur.
L’argent brise le lien intrinsèque entre le dire, l’être, le vrai.
Mais alors, pourquoi Platon refuse-t-il que l’argent ait un rapport au philosophe? C’est que l’argent modifie radicalement le sens même de la philosophie dans laquelle il doit y avoir un lien intrinsèque entre le dire, l’être et le vrai. Or les Sophistes à la façon des commerçants, ne prétendent même pas connaître l’être même des choses; il leur suffit d’être efficaces et de se servir du langage comme d’un simple instrument de combat, d’argumentation. La condamnation faite par Platon de la rétribution du philosophe n’est pas de nature morale mais ontologique car elle touche l’être même des choses, la vérité. Le sophiste est indifférent à la vérité ; ce qui compte pour lui, c’est de l’emporter, de vaincre indifféremment de ce qui est effectivement. Il est semblable au commerçant qui n’a pas besoin de connaître l’être même de ce qu’il vend. Il est indifférent à la vérité ; ce qui compte c’est le prix qu’il peut gagner.
Qu’en est-il aujourd’hui? La valeur monétaire l’a-t-elle emporté dans l’ensemble des domaines? En un sens oui et pourtant il nous répugne encore de placer sur le même rang le salaire d’un scientifique et le salaire d’un spéculateur boursier. Les écrivains comme Rousseau («Je sentais qu’écrire pour avoir du pain eut bientôt étouffé mon talent», Flaubert («mon service reste donc infini et par conséquent impayable… Je maintiens qu’une œuvre d’art (digne de ce nom est faite avec conscience) est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne peut donc se payer»), Mallarmé etc., écrivent leur malaise à comparer leur activité artistique à celle d’un travail ordinaire accompli pour de l’argent.
Or, d’où vient le pouvoir de l’argent? Il ne vient pas de la force ou du courage mais de la capacité illimitée d’acquérir, de transformer, de métamorphoser, de renverser toutes les valeurs. Il ne fait pas appel à la violence mais à la métamorphose douce. Il est capable d’agir en ignorant les relations, les statuts, les conventions. Et ce qui attire les gens dans l’argent, c’est essentiellement son pouvoir de traduction, de convertibilité infinie, d’indétermination, de mobilité, d’universalité, de plasticité totale (voir le texte suivant de Marx dans les « Manuscrits de 44 » qui commente une pièce de Shakespeare : «il est donc la perversion générale des individualités, qui les change en leur contraire et leur donne des qualités qui contredisent leurs qualités propres. Il apparaît alors aussi comme cette puissance de perversion contre l’individu et contre les liens sociaux, etc., qui prétendent être des essences pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, le crétinisme en intelligence, l’intelligence en crétinisme. Comme l’argent, qui est le concept existant et se manifestant de la valeur, confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation universelles de toutes choses, donc le monde à l’envers, la confusion et la permutation de toutes les qualités naturelles et humaines. ».
Et cette puissance de l’argent entretient un rapport essentiel avec le mensonge, l’erreur, l’illusion : c’est la raison essentielle qui fait que pour Socrate, Platon et d’autres philosophes, il existe une contradiction insurmontable entre l’argent et la vérité. Ainsi pour Jean-Jacques Rousseau l’argent est une médiation inutile, une perte d’immédiateté, de transparence donc de vérité.
Peut-on réduire la vérité à un prix?
Pourtant, en dépit de l’extension universelle de l’argent dans le monde contemporain, il subsiste toujours le sentiment que certains travaux, notamment de l’ordre de la pensée ou de la création, ne sont pas réductibles à une évaluation en termes d’argent et à la recherche d’un profit. Nous sentons que la valeur de la vie, de l’amitié, de la souffrance, de l’amour, de la vérité, ne peut pas être réduit à un prix ; nous sentons qu’il existe un hors-de-prix qui est de l’ordre du symbolique, de la reconnaissance. Il existe des choses qui relèvent du don et du contre-don. On trouve cela dans les cérémonies, dans les fêtes, dans des invitations qui n’ont d’autre but que de lier, d’honorer, de montrer de la générosité. On est ici en dehors du circuit de l’économique et de l’utilitaire. On le voit encore dans les gestes de politesse, dans les œuvres de l’esprit, les œuvres d’art, dans des gestes de nature morale comme l’entraide ou comme les compliments ou bien encore dans le fait que l’on parle d’honoraires et non pas de salaire pour qualifier certaines activités. Ceci démontre qu’il existe encore du hors-de-prix. On trouve tout au long de notre culture des récits qui parlent à la fois du don, du sacrifice, de la dette, de la grâce. Ne pourrait-on pas dire alors que l’économie marchande est en train de mettre fin aux dieux, au don, à l’idée de dette, à l’exigence de vérité? Il n’existerait plus rien au-delà de l’enceinte marchande et pour en revenir aux candidats d’une école de commerce, chercher à être le plus efficace dans son savoir sur la vérité pour obtenir l’école la plus cotée aux rémunérations virtuelles les plus élevées, n’est-ce pas trahir et la vérité et la philosophie?! .