La notion de vérité est présente dans les programmes de toutes les séries du baccalauréat et, pour l’année 2014-2015, elle constitue le thème de culture générale des classes préparatoires HEC. Nous allons mettre sur ce site une suite d’analyses concernant cette notion difficile à cerner en raison de son usage possible dans des domaines multiples qui vont de la vie courante en passant par les différentes sciences (la valeur de vérité d’un Prix Nobel d’économie est-elle la même que celle d’une médaille Fields en mathématiques?) pour en arriver à la philosophie. De ce fait, elle nous invite très facilement à nous laisser aller aux lieux communs que nous utilisons quand nous ne voulons ou ne pouvons pas penser.
« Chacun sa route, chacun son chemin », chacun sa vérité !
Et parmi les lieux communs les plus répandus c’est celui qui porte le nom de relativisme ou subjectivisme qui se déclenche automatiquement quand on parle de vérité. Fatigué par l’examen de thèses contradictoires, la facilité consiste à renvoyer chacun à sa vérité sans percevoir qu’une telle affirmation détruit en grande partie l’idée même de vérité (sujet tombé : « Si l’on dit « à chacun sa vérité », le mot de vérité garde-t-il un sens ? »). Et pourtant, en philosophie, ce qui est le plus souvent une banalité sans valeur dans une copie, peut prendre une valeur philosophique : il existe des philosophes authentiques qui, concernant la vérité, défendent la thèse du relativisme et du subjectivisme ! Les philosophes du courant dit sceptique, se servent précisément de la diversité et de la contradiction des opinions pour remettre en question l’idée de vérité.
Quelle différence y a-t-il alors entre une copie faible de candidat (le correcteur se laisse parfois aller à écrire dans la marge de la copie : « ce n’est pas de la philosophie ») et une thèse ayant une valeur philosophique ? C’est l’usage de la raison et des arguments rationnels qui peuvent conduire à la même thèse. Le candidat fatigué croit qu’il pense ce qu’il écrit alors qu’il ne fait que répéter les préjugés de son époque : si en quelques années, l’individualisme s’est répandu dans nos sociétés (ce qui donne « à chacun sa vérité »), ce n’est pas le fruit d’une découverte spontanée que chacun aurait faite librement et en toute indépendance : paradoxalement c’est notre société qui a produit des individus qui se pensent comme des atomes indépendants les uns des autres. Bref, c’est au moment même où le sujet se pose comme un absolu dans ses désirs et sa vérité qu’il est le produit d’un effet de société ! Et au moment où le candidat écrit « je pense que chacun a sa vérité », il montre qu’il est pensé et qu’il ne pense pas.
Or, on lui demande d’être un philosophe et de donner des raisons de dire ce qu’il dit. Il peut donc développer et adopter la thèse du relativisme et du subjectivisme concernant la vérité (l’examinateur, contrairement aux légendes, ne juge pas la valeur de la copie qu’il lit à l’aune de ses propres convictions) mais sa copie n’aura de valeur philosophique (donc scolaire au bac ou aux concours) que s’il est en mesure de donner des raisons qui montrent qu’il tente de penser: et comme la raison a pour propriété d’être universelle, l’utiliser par nécessité dans un devoir de philosophie détruit, par définition, le pur subjectivisme. Mais, paradoxalement, c’est par l’usage d’une raison universelle (ou « universalisante ») que l’on peut développer une philosophie qui serait relativiste et subjectiviste ! C’est d’ailleurs pourquoi les philosophes sceptiques donnent des arguments appelés tropes en faveur de leur remise en question de la vérité.
Vérité et réalité.
Le deuxième lieu commun sur la notion de vérité consiste à confondre vérité et réalité : devient alors vrai, ce qui est réel. Et cette association est vraiment (sic !) détonante ! Car le concept de réel est encore plus problématique et «piégeux» que celui de vérité et il est rarement interrogé (ce qui serait nécessaire si on l’utilise dans une copie de philosophie !). Or de quel réel parlons-nous ? Du réel que nous percevons, du réel de l’historien, du psychologue, du mathématicien, du physicien, du biologiste, de l’artiste, du croyant en un Dieu, du philosophe (et encore, de quel philosophe!) etc. ? Et si l’on identifie le vrai au réel, faut-il alors poser autant de vérités que de réels dont nous parlons ? Ceci devrait nous inviter à interroger tous les intitulés dans lesquels il est « naïvement » question de la vérité ! Comme dans les sujets suivants pris au hasard (mais « La découverte de la vérité peut-elle être le fait du hasard ?) : « Pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité »? » ; « L’unanimité est-elle un critère de la vérité ? » ; « La vérité peut-elle être relative? »
Mais pour en rester aux rapports vérité-réalité nous avons coutume d’identifier les deux concepts quand nous disons par exemple que « ce sont ses vrais cheveux ou son vrai nez». Or, dans notre exemple, les cheveux ou le nez en eux-mêmes ne sont ni vrais ni faux ! Ils sont ! Nous commettons la même imprudence quand nous disons que le tableau que nous percevons est faux ; là encore (sans soulever la question d’une hallucination possible), le tableau que nous voyons est réel mais ce n’est pas ce réel qui est faux.
Ce qui est vrai ou ce qui est faux, ce n’est donc pas le réel que nous envisageons mais le jugement que nous portons sur lui. Dans les exemples que nous avons donnés, ce ne sont ni les cheveux, ni le nez, ni le tableau qui sont faux ou vrais mais le jugement que je porte sur eux. La question de la vérité se déplace alors sur celle des critères mis en place dans mon jugement : ces critères sont-ils les mêmes selon les réels que nous visons ? Et si l’on définit la vérité comme adéquation de mon esprit avec le réel, faut-il multiplier la vérité par autant de réels (perceptifs, mathématiques, biologiques, etc.) auxquels nous nous référons ? Et pour aller plus loin, les critères de jugement adéquat existent-ils même comme en doutent les sceptiques ?
Cependant, le glissement entre vérité et réalité ne provient pas d’une négligence d’esprits fatigués ; il existe dans les langues, comme on peut le lire dans le « Vocabulaire européen des philosophies », un flottement entre ces deux directions. Et elles vont même parfois à front renversé ! Ainsi, en anglais, « get real ! » signifie « reviens sur terre », « accepte la vérité », alors qu’en français « c’est pas vrai » ne veut pas dire « c’est faux » mais plutôt « ce n’est pas la réalité ».
Mais, en philosophie, rien n’est simple … et ce que nous venons de qualifier d’erreur, à savoir la (con)fusion entre vérité et réalité, se trouve au cœur même des philosophies classiques. Pour ne donner qu’un exemple que tous les apprentis philosophes connaissent, à savoir le mythe de la caverne de Platon : lorsque, par la dialectique, l’homme a dépassé les apparences (sujet tombé : Y a-t-il une vérité des apparences ?) pour parvenir à contempler les Idées et parmi elles, celle qui est la condition de possibilité de tout ce qui est, l’Idée de Bien, la vérité n’est rien d’autre que la saisie de cette réalité suprême. En d’autres termes, chez Platon, lorsqu’on contemple la réalité en soi, on a La Vérité : le réel et le vrai se confondent totalement.
Chemin vers la vérité : de l’obscurité à la lumière ?
Certains mauvais esprits parmi les lecteurs (donc des philosophes) pourraient s’étonner devant la contradiction que nous venons de développer : nous avons d’abord affirmé qu’il fallait distinguer le réel et le jugement sur le réel qui seul peut être qualifié de faux ou de vrai, puis nous avons dit que le philosophe, dans sa saisie de la réalité absolue, était alors en possession de la vérité sans faire appel à un jugement. Mais rien ne nous interdit de nous demander si la simple contemplation, vision, intuition sans jugement, nous permet de parler de vérité ; ne confondons-nous pas ici foi et savoir, croyance et vérité ? Et plus important encore, mais nous y reviendrons, l’idée de vérité a-t-elle un sens en philosophie ? Faut-il dire avec Georges Canguilhem : « Il n’y a pas de vérité philosophique. La philosophie n’est pas un genre de spéculation dont la valeur puisse être mesuré par le vrai et le faux » ? Mais alors, cet exposé qui se voulait philosophique en dénonçant des erreurs possibles sur la notion de vérité, a-t-il un sens ? !
L’oiseau de Minerve (la philosophie) est capable de se tordre en tout sens …La philosophie peut-elle dire tout et son contraire ?