Le philosophe, autrui et la vérité.

Expliquer le texte suivant :

« Notre rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. Mais le comble de la difficulté est que, si le vrai n’est pas une idole, les autres, à leur tour, ne sont pas des dieux. Il n’y a pas de vérité sans eux, mais il ne suffit pas, pour atteindre au vrai, d’être avec eux. (…) On ne peut pas attendre d’un philosophe qu’il aille au delà de ce qu’il voit lui même, ni qu’il donne des préceptes dont il n’est pas sûr. L’impatience des âmes n’est pas ici un argument : on ne sert pas les âmes par l’à peu près et l’imposture. C’est donc le philosophe et lui seul qui est juge. Nous voici revenus au soi et au tête à tête du soi avec le vrai. Or, nous disions qu’il n’y a pas de vérité solitaire. (…) Il est vrai qu’il n’y a pas de juge en dernier ressort, que je ne pense ni selon le vrai seulement, ni selon moi seul, ni selon autrui seulement, parce que chacun des trois a besoin des deux autres et qu’il y aurait non sens à les lui sacrifier. Une vie philosophique ne cesse de se relever sur ces trois points cardinaux. »

Merleau-Ponty : Éloge de la philosophie.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Remarque préalable : la difficulté rencontrée par les élèves pour commenter un texte de Merleau-Ponty (mort en 1961) porte essentiellement sur deux aspects : le style qui les déroute (il faut relire et relire en prêtant attention aux concepts) et la subtilité des positions qui ne sont jamais, chez cet auteur, d’une seule pièce, tranchées, absolues (la dialectique de la pensée de cet auteur tient à faire tenir ensemble des propositions qui apparaissent comme contradictoires). Devant une telle complexité et subtilité, la plupart des élèves privilégient, selon leur humeur, une seule thèse et, ce faisant, passent à côté de la pensée plus subtile et souple de l’auteur.

S’il est un but commun à toutes les philosophies, même les plus négatives, c’est celui de la vérité. En effet, même les sceptiques qui affirment l’existence de la non-vérité se définissent par rapport à elle et la pensée de Nietzsche qui veut déraciner le concept même de vérité en se demandant non plus ce qu’est la vérité mais qui veut la vérité, est bien obligée de concevoir la vérité de son propre discours qui déracine la conception classique de la vérité. Mais si cette visée est commune à tous les philosophes, les modalités qui nous portent vers elle ainsi que le statut de celle-ci sont bien sur différents selon les philosophes. Est-il possible d’aller seul vers la vérité indépendamment de la société dans laquelle le philosophe se situe? Existe-t-il une vérité stable, définitive, absolue, sur laquelle les philosophes pourraient se reposer à l’intérieur de leur système? Comment peut-on articuler le je pense du philosophe, autrui et la vérité? N’est-ce pas la question que soulève ici Merleau-Ponty? Ceci nous amène à la fois à nous interroger sur le statut de la vérité philosophique, sur la façon dont le philosophe peut se mettre en chemin vers la vérité et sur les relations qu’il peut et doit entretenir avec les hommes avec lesquels il vit. Ce qui est en jeu dans la façon propre à Merleau-Ponty de poser cette question, est la considération que l’on peut avoir de la philosophie constituée en système de pensée comme on peut le voir dans la quasi-totalité des philosophies à l’exception de Socrate, des cyniques ou encore des sceptiques.

Dans ce texte, Merleau-Ponty ne réfléchit pas vraiment sur l’essence de la vérité, sur sa définition, car sa question, tout en portant sur la vérité, vise avant tout à décrire la modalité, la façon, que nous avons de nous rapporter à elle, et, corrélativement sur son statut. La thèse essentielle et première consiste à dire qu’il n’existe pas de vérité si nous ne passons pas par la médiation de l’autre. La vérité n’est pas atteinte par une quête solitaire mais dans une sorte de communauté, de co-recherche qui est constitutive de la vérité même. Car l’auteur nous place devant un ou exclusif: ou nous allons vers la vérité avec l’autre ou bien nous n’y allons pas. On peut remarquer au passage que Merleau-Ponty ne dit pas, comme on s’y attendrait, que c’est l’erreur qui nous attend si nous pensons seul mais il n’en reste pas moins que, dans ce cas, nous avons perdu la vérité. Bref, la question est de savoir si le lien avec autrui constitue une condition de possibilité essentielle d’obtention de la vérité.

Mais que faut-il entendre par cet autre dont nous parle ici Merleau-Ponty ? Il ne s’agit pas uniquement de l’autre en tant qu’individu mais de l’autre en tant qu’il est présent et qu’il constitue l’histoire, la société, la culture. Ce qui veut dire que, selon l’auteur, il n’existe pas vraiment de vérité en soi, indépendante d’une intersubjectivité considérée au sens large, c’est-à-dire d’une communauté, car, sans cela, on ne voit pas ce qui empêcherait le philosophe d’atteindre, seul, celle-ci. Mais cette thèse n’est-elle pas paradoxale concernant la vérité et son obtention, si l’on considère la philosophie, puisqu’il s’agit dans ce texte non pas de la vérité du savant mais celle du philosophe? En réalité, si l’on considère le premier philosophe, Socrate, sa quête de la vérité est inséparable d’un art du dialogue mené au cœur de la Cité, au milieu des hommes et de leur activité. Et la maïeutique est l’art d’accoucher, de faire venir au jour dans une rencontre intersubjective, une vérité. Mais si nous prenons l’exemple de la recherche de la vérité par Descartes , on ne peut pas ne pas voir que les conditions qui permettent à celui-ci de méditer, consistent essentiellement dans le rejet de toute présence de l’autre auprès de lui: Descartes se retire, s’isole, ne participe plus à la vie sociale, politique, communautaire pour revenir à soi, pour penser et rechercher la vérité. En réalité cette recherche prise dans l’isolement le plus total ne signifie pas solitude dans la recherche de la vérité car Descartes pense à partir et contre d’autres pensées et vise une certitude qui n’a de sens que si elle est reconnue par ceux qui le liront. S’il ne s’était agi que d’une recherche solitaire, il n’eût point été nécessaire pour lui d’écrire ses méditations. Bref, dans le premier temps de ce texte, Merleau-Ponty, affirme que le sujet pensant, le philosophe, ne peut pas se poser comme un absolu dans sa recherche de la vérité. Celle-ci est liée à une société, à une histoire , ce qui fait écrire à Merleau-Ponty: « la philosophie ne peut pas être un tête-à-tête du philosophe avec le vrai, un jugement porté de haut sur la vie, sur le monde, sur l’histoire comme si le philosophe n’en était pas … ». A tel point que Bergson qui voulait, à la fin de sa vie, se convertir au catholicisme déclare : « je me serais converti si je n’avais vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés » . Le philosophe, selon Merleau-Ponty, est dans la vie, dans l’histoire, parmi les hommes et la vérité qu’il découvre au bout de sa réflexion ne peut pas être profondément différente de ce que tous les hommes pensent ; la vérité du philosophe ne peut donc pas être de nature différente de celle de l’homme du commun. Ce qui les sépare est uniquement l’expression c’est-à-dire le fait que le philosophe dise ce que l’homme du commun sait bien.

Cependant Merleau-Ponty découvre au cœur même de sa thèse une difficulté majeure. La présence d’autrui est nécessaire mais ne constitue pas une condition suffisante de l’obtention de la vérité pour le philosophe. Il faut se garder, en effet, dans le domaine de la vérité de toute absolutisation, à la fois celle de la vérité elle-même et celle d’autrui. Ce rejet de l’absolutisation de tous les éléments nécessaires pour qu’il y ait vérité apparaît dans les concepts de nature théologique employés alors par Merleau-Ponty, à savoir, celui d' »idole » pour renvoyer à la vérité et celui de « dieu » pour renvoyer à autrui. Une idole est ce que l’on adore, ce devant quoi on se prosterne dans la mesure où l’on pense qu’il s’agit d’une image de la divinité. Inversement, une idole ne s’interroge pas, ne se remet pas en question, ne se construit pas, mais est donnée toute constituée. Si tel était le statut de la vérité, il suffirait pour le philosophe de se mettre solitairement à la recherche de la vérité déjà là et déjà constituée, indépendamment de tout rapport aux autres hommes, aux sociétés dans lesquelles il pense. Or nous avons vu que le philosophe Bergson préfère ne pas se convertir au catholicisme plutôt que d’avoir le sentiment de trahir sa communauté persécutée. La vérité n’est pas toute faite, indépendante des relations à une histoire, à une société, aux autres. Mais les autres, nécessaires à la recherche et à la constitution de la vérité ne sont pas des dieux, ce qui signifie que le philosophe ne doit pas se soumettre dans sa pensée à une transcendance, à une extériorité. Tel serait alors le cas de ce que Kant appelait l’état de minorité sans son opuscule « Qu’est-ce que les Lumières?« : « L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre« .
Si nous ne pouvons pas aller vers la vérité sans autrui, ne faut-il pas craindre que le désir d’autrui, ses exigences, contraignent le philosophe dans la recherche de la vérité? L’autre ne peut-il pas exiger du philosophe toutes les réponses aux questions qu’il se pose? Celui-ci ne doit-il pas répondre nécessairement aux questions de la société, à ses demandes ? Le sage est celui qui connaît les âmes, les passions, les hommes et il ne peut pas, semble-t-il, refuser les conseils et les demandes de l’Autre. En réalité, le rapport à l’autre n’est pas instaurateur d’une dépendance et c’est toujours le philosophe qui décide de façon autonome de ce qu’il doit dire ou ne pas dire. Quels que soient le poids et la force de la demande sociale, il ne doit répondre que s’il est assuré de la réponse. Ainsi Merleau-Ponty cite le cas du philosophe Bergson qui pressé de donner au public sa conception de la morale répondit : « on n’est jamais tenu de faire un livre ». A la différence du sophiste toujours prêt à donner l’avis sollicité indépendamment de la recherche d’une certitude et d’une vérité, le philosophe authentique se fait un devoir de ne pas aller au-delà de son savoir, des limites de ses connaissances.
On voit donc la situation contradictoire dans laquelle le philosophe est placé: devoir penser par soi-même mais jamais sans les autres et viser une vérité qui n’est jamais totalement constituée comme un en-soi. Faut-il en conclure que seule la philosophie sceptique est possible? Telle n’est pas la réponse de Merleau-Ponty. Il faut penser les trois déterminations (la vérité, autrui, le philosophe) ensemble sans se permettre d’absolutiser l’un des trois éléments.

Qu’est-ce que la position exposée ici par Merleau-Ponty présuppose concernant la vérité et la philosophie? Il n’y a pas d’absolu ; il n’y a pas non plus de position absolue possible ni pour un sujet posé absolument, ni pour une vérité absolue ni concernant la position d’autrui comme absolu pour moi et ayant barre sur moi. En effet si l’on absolutise la vérité, il n’y aurait plus de mouvement dans l’acte même de philosopher: « ce qui fait la philosophie, c’est le mouvement qui reconduit sans cesse du savoir à l’ignorance, de l’ignorance au savoir, et une sorte de repos dans le mouvement ». Ainsi même les philosophes qui présentent la philosophie comme une science absolue (Hegel), ne s’installent pas vraiment dans ce savoir absolu mais ils nous montrent plutôt, le mouvement qui fait que nous nous installons en lui. De même si on absolutise autrui, on cède à ses exigences, à ses demandes et on nie la réflexion autonome du philosophe: soit le philosophe se fait militant soit il devient sophiste. Enfin, si on absolutise le philosophe dans sa position subjective, on perd la philosophie authentique qui n’est pas une simple méditation solitaire, une confrontation de soi avec soi.

Du coup, s’il n’y a pas d’absolu, nous sommes dans des positions relatives mais pas dans le relatif sceptique car le sceptique absolutise sa position qui est celle de la non-vérité. Nous sommes dans le mouvement (« ne cesse de se relever », est-il écrit dans ce texte). La philosophie rêvait d’absolu c’est-à-dire d’un référentiel qui mettrait fin à tout mouvement (Idée de Bien de Platon, cogito cartésien) alors que, dans la conception de Merleau-Ponty, nous sommes placés dans le mouvement de la vie, de l’histoire, de l’existence, qui embrasse dans une même structure mouvante et la vérité et autrui et le philosophe. Ce dernier est donc placé, comme le dit dans le même texte , dans une claudication indépassable. Si le philosophe ne veut sacrifier ni la vérité, ni les autres, il se trouve dans un déchirement ontologique irréductible de telle sorte que « ce malaise est essentiel à la philosophie ».