Qu’est-ce que le temps ? Temps et conscience.

Il est désormais banal de citer l’étonnement de saint Augustin à propos de l’être du temps : tout le monde sait bien ce qu’est le temps mais personne, une fois interrogé, ne parvient à dire ce qu’il est. Certes, cela n’est pas propre au temps et la réflexion philosophique ne peut commencer, quelle que soit la question, que par un étonnement devant ce qui se donne pour évident mais qui s’avère ne l’être point. Mais avoir lu ce que saint Augustin nous dit sur le temps, ne signifie pas que l’on ait assimilé et acquis tous les éléments de sa démonstration. C’est que nous voudrions montrer en nous servant des analyses de Maurice Merleau-Ponty dans son chapitre intitulé « La temporalité » dans son livre « Phénoménologie de la perception ».

Le temps et l’image du fleuve.

temps_p1Au bord du fleuve, le pêcheur sait que l’eau présente qui coule devant lui est passée dans la montagne.

Il n’y a rien de plus amusant mais aussi d’instructif que de demander à une classe de situer le passé et l’avenir dans un fleuve donné comme la Loire ou la Seine. Car l’une des images les plus anciennes concernant le temps consiste à le comparer à un fleuve qui s’écoule à la façon du temps. Et immanquablement, certains répondent que le passé se situe dans la montagne (l’eau y est déjà passée, disent-ils) et l’avenir se trouve vers la mer mais il existe toujours une petite minorité pour situer l’avenir dans la montagne (c’est l’eau qui va venir, disent-ils) et le passé vers la mer (c’est l’eau qui est passée). Comment une telle contradiction est-elle possible pour parler d’une même réalité ? C’est que, en toute rigueur, la question n’a pas de sens ; elle est absurde et si l’on comprend pourquoi il en est ainsi, nous pourrons éviter la plupart des erreurs que nous faisons quand nous parlons du temps.

 Pourquoi la réponse n’était pas possible ? Le temps n’est pas dans les choses.

On demandait de placer le passé et l’avenir par rapport au fleuve ou, plus rigoureusement, dans le fleuve : on présupposait ainsi qu’il y a du temps dans le fleuve, dans la nature et que le temps était (inscrit) dans les choses. Or que font sans s’en rendre compte les questionnés ? Ils placent un observateur, un homme, une conscience, sur la rive du fleuve à un endroit qu’ils ne précisent pas et ils donnent une réponse qui dépend de la position de cet observateur. Mais ce n’était pas la question : on demandait de considérer le fleuve en lui-même, comme tout objet du monde, et de placer du temps en lui. Si le fleuve est un objet parmi d’autres du monde et qu’il représente le temps s’écoulant, on demandait de placer le temps dans les choses ou, plus précisément, de dire le temps des choses, du monde, de la nature.  

 La conscience constitue le temps.

             En réalité, le temps n’existe pas à titre de donnée toute constituée dans les choses ; il est constitué, posé par la conscience de l’homme. Si nous revenons à l’exemple du fleuve, on constate qu’en réalité, il est impossible de situer le pas­sé, le présent, l’avenir dans le fleuve pris en lui‑même (et cela est vrai pour la planète terre comme pour tout élément naturel). Il est nécessaire que je place un observateur, un sujet, par rapport à ce fleuve pour que je puisse déployer ces trois dimensions du temps. En effet, si je place un observateur au milieu de la longueur du fleuve, sur la rive, on peut dire que l’avenir est dirigé vers la monta­gne car il s’y trouve l’eau que l’observateur n’a pas encore vue ; le présent est constitué par le fleuve tel qu’il le voit devant lui et le passé est l’eau qui a coulé devant lui et qui est vers la mer. Mais on remarquera que si l’on place un au­tre observateur en amont ou en aval du premier, ils n’ont pas le même présent, le même passé et le même avenir. Ceci nous amène à penser qu’il n’y a du temps que par rapport à une conscience humaine qui le constitue, que par une vue sur lui. En toute rigueur, il n’y a pas de temps dans les choses, il n’y a en elle que de l’éternité, que de l’Etre.

             L’important du référentiel, donc d’un sujet conscient, peut être montré si l’on place un observateur dans une barque allant au fil de l’eau de la source jusqu’à la mer : désormais, c’est la rive et non le fleuve qui permet de prendre conscience du temps. Mais, dans cet exemple, le passé est situé dans la montagne car ce sont les paysages que le voya­geur a vus; le présent est constitué par les berges qu’il voit ; l’avenir est dés­ormais la mer c’est‑à‑dire ce qu’il n’a pas encore vu. On voit donc toute la relati­vité de la notion du temps qui est posé par une certaine conscience. Si nous pou­vions naïvement placer le passé, le présent, l’avenir dans le fleuve, c’était parce que nous mettions sans nous en rendre compte un sujet, une conscience en lui ou par rapport à lui.

temps_p2Le pêcheur n’est plus là : il n’y a plus pour le fleuve ni présent, ni passé, ni futur (même virtuels) : le fleuve est ; il n’y a que de l’être.

Il n’y a pas de temps dans les choses.

             Il faut donc, pour qu’il y ait temps, qu’une conscience vienne en quelque sor­te trouer l’être en soi de la nature: « le monde objectif est trop plein pour qu’il y ait du temps » (Merleau‑Ponty dans Phénoménologie de la perception, p. 471). S’il n’y avait pas d’homme et de conscience, il n’y aurait pas de temps au sens rigoureux du terme. Il manque aux choses du non‑être que la conscience va lui apporter: « le temps, écrit Merleau‑Ponty, n’est donc pas un processus réel, une succession effec­tive que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport avec les choses« . On comprend dès lors pourquoi saint Augustin peut dire qu’il n’y a pas en toute rigueur trois temps : le passé, le présent et l’avenir. Car cela constitue une façon inexac­te de dire l’être même du temps. Il faudrait,  en toute rigueur, dire qu’il existe le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir dans la mesure où il ne peut y avoir du temps que par rapport à un observateur, que par rapport à une conscience qui constitue le temps et le pose. Ce qui fait dire à Merleau-Ponty : « le passé n’est donc pas passé, ni le futur. Il n’existe que lorsqu’une subjectivité vient briser la plénitude de l’être en soi, y dessiner une perspective, y introduire le non‑être« . Et il ne faudrait pas parler comme Merleau-Ponty qui écrit que « dans les choses mêmes, l’avenir et le passé sont dans une sorte de préexistence et de survivance éternelles » car « dans les choses mêmes« , il n’y a ni futur ni avenir mais uniquement de l’être.

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Si l’horloge, plongée dans l’eau, n’indique plus l’heure, ce n’est pas pour des raisons mécaniques, mais parce qu’il n’y a pas de sujet pour la lire et constituer le temps ….

 Il n’y a donc pas de temps dans les choses, dans la nature en tant que telle. Il était donc absurde de demander au fleuve d’indiquer en lui-même les deux dimensions du passé et de l’avenir. S’il n’y avait pas d’homme et sa conscience, il y aurait toujours des changements dans la nature, mais il n’y aurait pas de temps au sens rigoureux du terme.

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Ce même cadran solaire sur le mur de l’église romane d’Orcival (63) est du présent pour le visiteur qui la découvre, du passé pour celui qui l’a vue l’année dernière, de l’avenir (mais cela pourrait se discuter) pour celui qui va venir. Il n’y a de temps que par rapport à une conscience qui vise le monde. Et cette photo qui est du présent pour celui qui la voit, est du passé pour celui qui l’a faite. Mais on remarquera que l’ombre qui est censée marquer le temps reste figée à la même place : la pierre et l’ombre en eux-mêmes sont en-dehors du temps …C’est la photo qui, désormais, peut faire l’objet d’une qualification temporelle …