Série TL Amérique du Nord juin 2008
Ce sujet est dangereux car il est plus difficile qu’on ne le croit généralement ! La quasi-totalité des élèves de terminales mais aussi de classes préparatoires ne parvient pas à maîtriser les deux sens possibles du mot histoire ; apparemment, en cours, ils comprennent cette différence mais mis en présence d’un sujet sur l’histoire, c’est au hasard ( !) qu’ils choisissent le sens de ce concept! Or il faut clairement distinguer l’histoire qui renvoie à la réalité (au cours de l’histoire) et le discours sur cette réalité posée comme passée (histoire de l’historien). Ce mot désigne aussi bien l’histoire réelle telle qu’elle se déroule effectivement (ce que les Allemands nomment Geschichte) que l’histoire comme science de l’historien (Historie en Allemand). Pour ce sujet, faut-il choisir un sens (lequel) ou les deux ? Il est évident qu’il s’agit avant tout et essentiellement du premier sens mais sans exclure totalement l’histoire de l’historien qui, bien évidemment, dépend pour son travail, de la réponse à la première question : si l’histoire réelle n’est qu’une suite d’événements, comment le récit fait par l’historien ne pourrait-il pas en subir les conséquences ? Mais tout se jouera sur l’examen de l’histoire effective, réelle : ce qui se passe dans l’histoire réelle n’est-elle qu’une suite d’événements ?
Le deuxième danger de ce sujet porte sur la notion d’événement que le candidat croit comprendre mais qu’il risque de prendre dans un sens large, banal, qui n’a pas d’intérêt et de valeur pour problématiser l’intitulé. Pour parvenir à mettre en place la problématique de ce sujet, nous proposons de lire d’abord ce texte de Cournot qui aura un double intérêt : faire une révision sur les conditions de possibiité de l’histoire en plus l’intérêt et donner une préparation à l’explication de texte : tous les concepts essentiels de la dissertation y sont présents. Nous y trouvons aussi l’expression « suite d’événements » et sa signification précise, révélatrice de l’enjeu du sujet.
Texte de Cournot sur l’histoire.
«S’il n’y a pas d’histoire proprement dite, là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi (…) Il n’y a pas non plus d’histoire, dans le vrai sens du mot pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux. Ainsi les registres d’une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelquefois piquants pour la curiosité mais ne constitueraient pas une histoire: car les coups se succèdent sur ceux qui les suivent (…)
Au contraire, à un jeu comme celui du trictrac, où chaque coup de dé, amené par des circonstances fortuites, influe néanmoins sur les résultats des coups suivants ; et à plus forte raison au jeu d’échecs, où la détermination réfléchie du joueur, se croisant avec celles de l’adversaire, donnent lieu à une multitude de rencontres accidentelles, on voit poindre les conditions d’un enchaînement historique. Le récit d’une partie de trictrac ou d’échecs, si l’on s’avisait d’en transmettre le souvenir à la postérité, serait une histoire tout comme une autre qui aurait ses crises et des dénouements. «
COURNOT
Dans ce texte de Cournot on remarquera l’opposition entre deux thèses contradictoires qui sont, toutes deux, insuffisantes dans la mesure où elles ne sont pas en mesure de rendre compte de la nature même de l’histoire.
La première consiste à poser l’existence d’un déterminisme strict, d’une nécessité qui relierait l’ensemble des événements qui se produisent dans l’histoire. Quelle en serait la conséquence? Cournot peut dire qu’il n’y aurait plus alors d’histoire car on aurait alors détruit l’un de ses éléments constitutifs, à savoir, le temps lui-même. En effet, si l’on était capable de calculer à un moment donné, l’ensemble des forces qui s’exercent dans l’univers, on pourrait tout aussi bien connaître l’avenir et le passé; cela aboutirait à une négation du temps et donc de l’histoire.
Telle est la conception que l’on trouve chez le physicien du XIXe Laplace. Prenant modèle sur les enseignements de l’astronomie, il imagine l’existence d’une intelligence qui, informée de l’état de toutes les forces s’exerçant dans l’univers à un moment donné ainsi que de toutes les lois qui en régissent les phénomènes, «embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome»: une telle intelligence posséderait une connaissance complète, c’est-à-dire capable de couvrir aussi bien les phénomènes futurs que les faits passés ou présents. «Rien, ajoute-t-il, ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux». Il n’y aurait plus de temps, plus d’histoire.
C’est ainsi que dans la physique classique (mais pas la thermodynamique) évacue la notion d’histoire ainsi que la notion de temps dans la mesure où l’on essaie de montrer qu’il y a un rapport nécessaire entre une certaine cause et certains effets. On appelle d’ailleurs loi ce qui unit nécessairement une certaine quantité de cause et une certaine quantité d’effet. Si l’histoire se présentait de cette façon, ce serait l’abolition du temps et en même temps de l’histoire. Il faut donc poser l’existence d’une certaine contingence pour que la notion d’histoire puisse avoir un sens.
Mais Cournot envisage une deuxième hypothèse qui est à l’opposé de la première. S’il n’y a pas de déterminisme strict, ne peut-on pas alors dire que l’histoire n’est qu’une suite d’événements au sens fort du terme? Un événement c’est ce qui est singulier, unique, ce qui ne peut être expliqué par des causes antécédentes. Or si l’histoire n’était constituée que d’éléments singuliers, uniques, sans lien de causalité avec ce qui précède, nous ne pourrions plus rien comprendre dans son cours; ce qui arriverait serait véritablement sans lien, sans logique, sans raison. Telle est bien la situation dans laquelle nous nous trouvons dans le jeu de hasard. En effet, contrairement à l’opinion commune, entre deux tirages du loto, il n’existe aucune mémoire, aucune suite ; chaque tirage est nouveau, singulier, sans mémoire, donc sans histoire. Il n’y a donc pas, en toute rigueur, d’histoire du loto, ou plus exactement, d’histoire des tirages du loto. Contrairement au joueur qui pense que l’on peut mettre en place des martingales, les tirages véritablement aléatoires du loto font qu’il n’est pas possible de mettre en évidence des lois régissant les tirages successifs de ce jeu : le fait qu’un numéro soit sorti très souvent au cours des tirages précédents ne rend pas pour autant plus improbable sa sortie au tirage suivant. Dans les tirages du loto, on ne trouve que de simples successions mais pas de véritables enchaînements. Dans une succession, nous avons l’apparition de deux ou de plusieurs phénomènes qui n’ont aucun lien, aucun rapport de causalité entre eux. Par conséquent l’histoire ne peut pas être la simple collection d’événements ponctuels.
En bref, trop de liens tuent l’histoire. Mais, inversement, pas de liens aboutit à la même conséquence.
Cependant tous les jeux ne correspondent pas à des jeux de hasard. Cournot donne l’exemple d’autres jeux comme celui des échecs dans lesquels ont pourrait parler d’une histoire véritable dans la mesure où il existe une raison dans l’enchaînement des coups successifs qui sont effectués au cours d’une partie. Le résultat final de la partie d’échec dépend strictement des coups qui ont été joués auparavant et qui engagent les positions présentes sur l’échiquier. Le point commun entre le jeu d’échec et l’histoire, réside dans le fait qu’il existe un enchaînement entre ce qui est passé, le présent et l’avenir. Ceci permet de comprendre pourquoi les joueurs d’échec, en fin de partie, ont l’habitude de revenir sur la partie jouée pour la commenter. Cela serait inutile et sans raison, si la partie jouée était de même nature que le tirage du loto. Ainsi dans un jeu d’échecs comme dans l’histoire il y a un enchaînement rationnel de coups ou d’événements.
Cependant on remarquera que l’enchaînement rationnel que nous trouvons aussi bien dans l’histoire que dans le jeu d’échecs n’aboutit jamais à la nécessité conditionnelle que nous trouvons dans le domaine de la physique ou des sciences expérimentales : si j’ai telle quantité de causes, je ne peux pas ne pas avoir telle quantité d’effets. En effet Cournot note fort bien qu’il demeure toujours une part de contingence, en entendant par là ce qui peut ne pas être. Dans la partie d’échec aussi bien que dans l’histoire il existe une part de hasard qui fait que ce qui se produit, ce qui arrive, n’était pas totalement inclus dans la situation de départ. En astronomie, si l’on connaît la position de départ d’une planète ou plus justement d’un système, on peut prévoir l’évolution exacte de ce système dans l’avenir aussi bien dans le passé. Alors que dans l’histoire, même si je connais parfaitement une situation donnée, il n’est pas possible de dire quelles seront les évolutions futures du système considéré. Telle est la part de la contingence, du hasard, de l’événement.
Pour conclure on peut donc dire que ce texte de Cournot nous invite à éviter deux erreurs symétriques par rapport à l’histoire. Dans la première, je mets l’accent sur les liaisons, sur le déterminisme, les enchaînements rigoureux que l’on trouve dans l’histoire; si je ne mets en évidence que cela, je perds la notion d’histoire. Mais inversement, si je mets l’accent sur la contingence de l’histoire, je ne suis plus en mesure de comprendre véritablement ce qui se passe. Car celle-ci devient pure contingence sans aucune raison, sans aucun fondement. L’histoire est donc ce qui possède une raison mais cette raison n’est pas donnée d’avance car l’histoire est la rencontre de déterminismes et de ce que l’on peut nommer le hasard ou la contingence.
Revenons à l’intitulé du sujet, « L’histoire ne serait-elle qu’une suite d’événements? » et voyons les concepts essentiels : Nous savons désormais quelles sont les conditions de possibilité de l’histoire et surtout celles de la notion d’événement et la signification de l’expression « suite d’événements ».
Que faut-il pour qu’il y ait histoire ? :
– un changement. Ce critère est important car dans les cultures que l’ont dit être « sans histoire », on pense que derrière les changements, il y a un éternel retour des choses. Si les changements ne sont qu’une apparence, la notion d’histoire et d’historicité ne peuvent pas avoir de signification. Cependant il ne suffit pas qu’il y ait des changements pour qu’il y ait histoire. Dans la nature, il se produit des changements continuels et pourtant il ne s’agit pas d’histoire au sens fort du terme.
– une conscience de ce changement. C’est la conscience qui est capable d’instaurer le temps et de poser, par rapport à un présent, ce qui a changé comme étant ce qui est passé. – cette conscience du changement est dirigée essentiellement vers le passé.
Que faut-il pour qu’il y ait événement au sens fort ? Quatre conditions soient remplies :
– l’idée de quelque chose de nouveau qui vient briser l’ordre habituel des choses
– l’idée que ce qui surgit est unique, singulier
– l’idée, du coup, qu’il est difficilement prévisible car s’il l’était, il perdrait sa qualité d’événement
– l’idée qu’il ne semble pas avoir d’existence localisé stable. Il n’a pas d’existence précise, il est nulle part.
La problématique naît toute seule de ce que l’on vient d’énoncer : si l’événement est ce qu’il y a de singulier, d’unique, d’imprévisible, l’histoire ne serait-elle que l’enregistrement sans logique, sans lien, sans raison de ce qui arrive dans le temps? La notion de temps qui suppose une continuité dans la conscience d’un passé, d’un présent et d’un avenir ne perdrait-elle pas tout son sens? On voit que la question engage celle de la rationalité de l’histoire (pas de l’historien, pitié pour lui!) mais avec une antinomie bien exprimée par Cournot : trop de liens de causalité entre le passé et l’événement qui se produit détruisent l’événement, mais des événements qui surgiraient sans raison détruiraient toute histoire. On saisit pourquoi l’intitulé a été mis au conditionnel ; il oblige le candidat vigilant à essayer d’apercevoir toute la complexité du statut de l’histoire.