Puis-je apprécier une œuvre d’art sans comprendre sa signification?

Série ES Amérique du Nord juin 2008

Comme nous l’avons dit, ce qui est exigé du candidat dans un devoir de philosophie, c’est de transformer une question (l’intitulé donné) en question. Celui qui y parvient est assuré d’obtenir la moyenne et bien plus s’il est capable de nourrir son interrogation. La problématisation surgit de l’analyse des éléments qui constituent l’ensemble de l’intitulé. Essayons de faire cela sur ce sujet du bac 2008 tombé dans la série ES en Amérique du nord.

Un sujet classique qui correspond à une question souvent soulevée par l’opinion commune qui déclare ne pas « comprendre » telle ou telle forme d’art et qui pose la question : « qu’est-ce que cela veut dire ? » en essayant de savoir ce que l’artiste pouvait avoir dans sa tête quand il produisait son œuvre. Et c’est ici que la méthode de décomposition (intelligente cela va de soi, ce qui veut dire non mécanique) de l’intitulé peut permettre de ne pas s’engager dans des considérations banales et sans intérêt.

Passons rapidement sur le sens ici du verbe pouvoir qui ne peut renvoyer qu’à la capacité et non pas au droit ; on nous demande donc si je suis en mesure d’apprécier ? Apprécier c’est donner un prix, une valeur à quelque chose ; ici l’oeuvre d’art a pour effet de provoquer en moi une joie, mieux, un bonheur de nature esthétique. Mais pour donner un prix, encore faut-il disposer d’un critère d’évaluation : s’interroger sur la nature de ce critère devrait permettre de trouver des évaluations et des arguments de nature différente. Mais il ne faudrait pas en rester là et il serait intéressant de s’interroger sur la nature de l’appréciation esthétique qui est portée sur l’œuvre d’art. S’agit-il d’un jugement au sens fort du terme ? Si c’est le cas, fait-il intervenir la raison qui est la faculté de juger ? Dans ce cas, le jugement d’appréciation serait-il de nature intellectuelle ? Et la signification n’est-elle pas ce qui peut être posé par la raison ? L’insensé ou l’absurde, à l’opposé, c’est ce en quoi la raison n’est pas présente ? On pourrait donc déjà faire surgir un premier problème : ce qui nous fait accorder de la valeur à une production esthétique tient-il essentiellement de notre faculté de juger, de raisonner, de donner du sens ? N’est-il pas évident que l’on ne puisse valoriser ce qui est étranger à toute prise de la raison donatrice de sens ?


Mais en avons-nous fini avec l’analyse du concept de signification et de sens ? Pas vraiment car le mot sens présente au moins quatre sens ! Celui qui est évident, c’est celui que nous venons de parler, à savoir, la signification. Mais, durant l’année, en étudiant notamment l’histoire, il est arrivé de vous demander si l’histoire avait une direction (deuxième sens) et même un but (troisième sens). Ces deux autres sens du mot pourraient-ils avoir un intérêt pour problématiser notre sujet ? Ne pourrait-on pas se demander si l’intérêt que nous portons à une œuvre d’art n’est pas lié de façon essentielle à la direction vers laquelle elle tend ? Si nous ne voyons pas vers quoi se dirige l’œuvre d’un artiste, peut-on trouver en elle un bonheur esthétique ? N’est-ce pas la raison du désintérêt total manifesté envers des artistes ou des courants dont les spectateurs ne percevaient pas de direction ? Et le même problème pourrait surgir si nous interprétions le concept de signification en terme de but : ainsi, pour certains, l’appréciation esthétique d’une Eglise, ne réside-t-elle pas dans l’objectif donné d’une célébration de la divinité ? On pourrait d’ailleurs distinguer un but qui serait externe à l’œuvre (but religieux, politique comme chez Zola etc.) et un but interne (le but serait immanent à l’œuvre elle-même et pourrait être le beau).

Mais il existe un quatrième sens du mot sens, certes souvent marginal par rapport aux sens habituels de la signification : sens renvoie ici au domaine de la sensibilité, à ce que l’on éprouve, ressent. Or ce que nous apprécions en présence d’une œuvre d’art, c’est précisément l’exaltation de nos sens, de notre sensibilité (être sensible à des sons, à des couleurs, à des rythmes etc.). Quelle est alors la nouvelle question ? Elle surgit de l’opposition entre les différents sens que nous venons d’énoncer ? Peut-on ressentir une joie esthétique uniquement en saisissant en elle des qualités sensibles indépendamment d’un but externe ou interne ? En réalité la signification de l’œuvre n’est-elle pas donnée uniquement par la direction, la polarisation sensible qu’elle provoque en moi ? Mais alors puis-je trouver un bonheur esthétique indépendamment de la signification, du sens intellectuel que l’œuvre présente ? En d’autres termes, le fondement du bonheur esthétique ne réside-t-il pas uniquement dans ses qualités sensibles et ce qui lui est rattaché (polarisation rythmique de mon être) ? Ne peut-on pas être sensible à la beauté d’une église romane indépendemmant de la compréhension de la symbolique qui a présidé à son architecture ?

On voit que ce sujet pose la question de la nature du bonheur esthétique et du statut ontologique d’une œuvre d’art. La problématique est née uniquement de la décomposition de l’intitulé.