Expliquer le texte suivant
Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? Nous appelons vraie l’affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle l’affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant nous verrons que c’est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c’est tel ou tel fait déterminé s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps, c’est du singulier, c’est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l’expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps ». De quoi pourrait¬elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d’un corps déterminé à des moments déterminés, en la photographiant dans ses diverses phases. Même, par métaphore, je puis encore dire que l’affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie de ce qui se passe quand j’assiste à la dilatation de la barre de fer. Mais une vérité qui s’applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j’ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien.
BERGSON, La pensée et le mouvant, 1934.
Texte clair qui ne pose aucune difficulté (si ce n’est celui de la paraphrase).
Distingue nettement, ce qui est la plupart confondu, le réel et le vrai : pour qu’il y ait réalité, il faut que quelque chose soit mais pour qu’il y ait vérité, il faut que l’on produise un jugement sur ce réel. Le réel n’est ni vrai ni faux, il est (le tableau d’un faussaire est): c’est seulement le jugement portant sur le réel qui peut être qualifié de vrai ou de faux (c’est le jugement sur l’attribution de ce tableau réel à tel peintre qui peut être faux) .
Quelle est donc la nature de ce jugement ?
Il ne peut être la copie de ce réel (critique de la conception empiriste selon laquelle le jugement ne serait que le produit d’une généralisation de toutes les copies de ce que j’ai perçu dans l’expérience) ; il est d’une autre nature ; il ne peut naître que d’une séparation d’avec le réel, que d’une abstraction.
Pourquoi ? Car le jugement vrai doit être universel, valable en tout temps et en tout lieu ; or toute perception réelle ne peut être que particulière, singulière donc liée à tel moment et à tel lieu. Si l’on en reste là, la critique de Hume sur la causalité est vraie : ce que j’ai constaté ce jour, pour tel objet, dans tel espace, ne me permet pas de dire que demain, ce que j’ai jugé sera vrai. Par conséquent, pour être universel, le jugement vrai ne peut pas être de même nature que le réel qu’il évalue.