Liban 2008, série ES
Expliquez le texte suivant
Le sens de ce que va dire l’artiste n’est nulle part, ni dans les choses, qui ne sont pas encore sens, ni en lui-même, dans sa vie informulée. (…) Un peintre comme Cézanne, un artiste, un philosophe, doivent non seulement créer et exprimer une idée, mais encore réveiller les expériences qui l’enracineront dans les autres consciences. Si l’oeuvre est réussie, elle a le pouvoir étrange de s’enseigner elle-même. En suivant les indications du tableau ou du livre, en établissant des recoupements, en heurtant de côté et d’autre, guidés par la clarté confuse d’un style, le lecteur ou le spectateur finissent par retrouver ce qu’on a voulu leur communiquer. Le peintre n’a pu que construire une image. Il faut attendre que cette image s’anime pour les autres. Alors l’oeuvre d’art aura joint ces vies séparées, elle n’existera plus seulement en l’une d’elles comme un rêve tenace ou un délire persistant, ou dans l’espace comme une toile coloriée, elle habitera indivise dans plusieurs esprits, présomptivement (1) dans tout esprit possible, comme une acquisition pour toujours.
Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens
(1) Présomptivement : on peut à bon droit l’espérer
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Merleau-Ponty est un philosophe (mort en 1961) qui, d’expérience, déroute les élèves qui ont du mal à saisir sa pensée. Cela est-il dû à son style, à la densité d’une pensée qui semble exprimée d’une façon littéraire mais qui ne dévoile pas aisément son sens, aux questions qu’il pose et à sa façon d’y répondre ? Ce texte ne devrait pas faire exception et il n’est pas certain que ceux qui l’ont pris en aient saisi l’essentiel car il nous semble très difficile d’en dégager la question.
On peut présumer que, pris par l’angoisse de l’examen, les candidats recherchent rapidement la ou les notions du programme concernées par ce texte. Puisque Merleau-Ponty parle d’artiste, d’œuvre d’art, de Cézanne, il semble que le thème du texte soit bien l’art. Mais cela ne suffit pas : quelle question pose-t-il à propos de l’art ? Elle porte sur l’œuvre d’art et sa signification. Cependant, nous n’avons pas encore trouvé la question du texte qui devra être au centre de notre explication. Si on lit attentivement la première phrase, on constate que la question porte sur le lieu d’existence du sens de l’œuvre : où se situe le sens de l’œuvre ? Cela est confirmé si on lit la dernière phrase dans laquelle Merleau-Ponty insiste sur le problème du lieu de l’œuvre d’art vraiment réalisée : « en l’une d’elles », « habitera » « dans plusieurs esprits », « dans tout esprit ». Mais si la première phrase exclut deux lieux possibles qui puissent répondre à la question (dans les choses, dans la vie de l’artiste, dans sa biographie, dans sa psychologie), la réponse est donnée dans la dernière phrase : ce lieu c’est autrui, ou plus précisément, la reconnaissance d’autrui. Le sens de l’oeuvre ne peut apparaître que dans une intersubjectivité, dans la reconnaissance de l’œuvre singulière par d’autres esprits : il faut que, par son style, l’artiste produise en autrui ce que, lui, a réussi à exprimer.
En d’autres termes le sens de l’œuvre n’est ni subjective (propriété d’un sujet isolé, l’artiste, qui possède son histoire, ses désirs, ses projets, son histoire qui précèdent l’œuvre elle-même, ce que veut dire l’expression « vie informulée ») ni objective (propriété d’un objet désormais déposé dans l’espace qu’est le tableau ou le roman) mais elle n’existe vraiment que dans et par la reconnaissance de son être, par la communauté des hommes. Finalement, c’est autrui qui est au centre de ce texte car il montre que, même si l’œuvre a le pouvoir d’éveiller en chaque homme la vision singulière d’un autre homme qu’est l’artiste, ce n’est que par la réception universelle de ceux qui contemplent l’œuvre qu’elle trouve enfin son lieu, son être. Mais cette expérience qui donne un sens à l’œuvre d’art n’est pas du même ordre que celle de l’échange d’idées. Merleau-Ponty emploie l’expression « d’enracinement », ce qui signifie que la curieuse alchimie de l’œuvre d’art et de l’artiste, c’est de parvenir à réunir dans un sentir commun des êtres auparavant séparés. L’oeuvre est là quand une communauté d’hommes communie dans une même sensibilité provoquée par une forme esthétique inédite.
On voit que ce texte était particulièrement difficile à expliquer car il pose une question qui n’est pas habituelle et qui n’est pas facile à découvrir. Cette difficulté est accentuée par le fait que le texte a été découpé, ce qui n’est jamais bon pour la compréhension d’un auteur comme Merleau-Ponty.