Peut on penser une société sans religion ?

Le défaut le plus fréquent consiste à substituer un concept à un autre qui ne lui est pas équivalent. Rappelons que la lecture précise du sujet est l’un des critères essentiels pour les correcteurs des concours. Or le sujet, peut on penser une société sans religion, n’est pas du tout équivalent à celui ci : peut on penser un homme sans religion ? Certes, certains ont pensé que, par définition, la société étant faite d’hommes on pouvait, par conséquent, d’une façon quasi mathématique, réduire en quelque sorte le sujet à sa plus simple expression ou, mieux, à son unité élémentaire, à savoir, l’homme. C’est oublier que la société, mieux, qu’une société, n’est pas la simple addition des éléments qui la composent ; le tout, et cela est vrai dans un autre domaine comme l’organisme, est d’une autre nature que les parties qui la constituent ; la société n’est pas la simple somme arithmétique des individus qui en font partie (Au passage si le «raisonnement» des élèves était vrai, la sociologie se dissoudrait dans la psychologie puisque tout ce que la sociologie pourrait énoncer serait déjà compris à l’échelle atomique c’est-à-dire dans la psychologie individuelle de chaque personne. Il s’agit d’une réduction qui ôte toute singularité à la réalité et aux analyses sociologiques). Dès lors, toutes les considérations sur la religion comme soutien psychologique dans l’existence, tombaient à côté du sujet puisque renvoyant à l’individu et non pas à la société dans son ensemble. Et si l’on voulait faire appel à Freud, ce n’était pas au Freud critiquant la religion comme névrose apaisante qu’il fallait convoquer mais le Freud essayant de penser les raisons de l’apparition de la religion au cœur des sociétés humaines. C’est le Freud de Totem et tabou et de Moïse et le monothéisme . Il y fonde le sentiment religieux sur le complexe d’œdipe ; il y aurait eu à l’origine de l’humanité le meurtre, par ses propres fils, d’un père tyrannique se réservant toutes les femmes. Poussés par le remords, ils forment alors un clan uni par des prescriptions totémiques: « le repas totémique commémorait dans une fête l’acte monstrueux d’où émanait le sentiment de culpabilité de l’humanité (le péché originel) ; avec cet acte étaient nées, à la fois, l’organisation sociale, la religion et les restrictions morales« . Le père haï et détesté est désormais transformé en modèle vénéré et envié. La religion est alors ce qui permet aux fils parricides de retrouver une unité par la religion et le culte du père.

L’attention portée au concept de société (en toute rigueur, il ne faut pas confondre société et Etat, même si dans ce sujet, il était possible de prendre société dans un sens englobant celui de l’Etat) pouvait être l’occasion de le rapprocher de la religion et, ainsi, de rendre encore plus problématique la question posée. En effet, il ne peut y avoir de société que si des liens de natures diverses (familiaux, de langue, d’histoire, de classe, économiques, culturels, politiques etc.) attachent d’une façon essentielle les hommes entre eux. Sans cela, nous n’avons à faire, comme le remarque Rousseau parlant d’une « société » qui ne tiendrait que par la force, qu’à une agrégation c’est à dire à un rassemblement ponctuel et hétérogène d’êtres qui se séparent et s’éparpillent dès que cette force disparaît. Pour qu’il y ait société, il faut donc que soient mis en place des liens qui forment un tout organique et qui permettent de donner un sens à l’ensemble des gestes, des pratiques, des institutions posés par certains sujets. Si ce n’est pas la force qui peut être le lien constitutif d’une société, ce ne peut être que le désir, la volonté de ceux qui en font partie. Mais alors l’origine de ce lien se trouve à l’intérieur même des sujets qui décident de vivre ensemble.

Or que trouvons nous comme élément constitutif de toute religion:
-l’idée de croyance, de foi qui n’est pas de l’ordre du rationnel
l’idée d’un culte, d’un recueillement (relegere)
l’idée de lien qui unit, à la fois, les hommes au sein d’une institution religieuse et, à la fois, les hommes avec une transcendance (religere)
– l‘idée de dépendance, de dette à payer envers cette transcendance ; il y a donc une inégalité constitutive de toute religion. La loi des hommes viendrait donc du dehors. La religion place l’homme dans l’hétéronomie.
l’opposition entre le sacré comme hiérophanie c’est à dire manifestation du divin, et le profane
– l’idée même de communauté que l’on trouve mise en évidence dans la définition de la religion par le sociologue Émile Durkheim : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est à dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier; car, en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective. » (Les formes élémentaires de la vie religieuse, 5e édition, p. 65.).

[Problématique et enjeu.]

Si nous développons, pour ce sujet, la deuxième idée, à savoir, l’idée de la religion comme lien, nous constatons que pour la plupart des sociétés jusqu’à nos jours, la religion a joué ce rôle de lien au sein des sociétés. Nous nous trouvons donc devant le problème suivant: sur quoi repose donc l’unité d’une société, son être-ensemble ? Qu’est ce qui fait tenir ensemble dans une totalité organique les hommes qui en font partie? Ne pourrait on pas penser un tout organique qui se mette en place et qui fonctionne en rejetant à la fois la croyance et un culte envers une transcendance, un lien étroit de dépendance envers celle ci ? Ce sujet ne nous invite-t-il pas à penser ce qui caractérise la modernité, à savoir, la possibilité pour une société de se fonder elle même et de se produire elle-même sans recours à un principe transcendant, sacré et extérieur à elle? Une société peut-elle s’auto-fonder sans faire appel à un principe extérieur à elle-même? Peut-elle être auto-nome et non pas jusqu’à maintenant hétéronome?

L’enjeu porte sur la question de savoir si les hommes sont capables de donner un sens à leur existence collective sans faire appel à une dimension transcendante, métaphysique. De plus, la question posée nous invite à nous interroger sur ce qui fonde, en dernier lieu, le mode de vie social, une société.

[Dans les parties 2 et 3, il suffit d’exploiter comme autant d’arguments, les caractères essentiels de la religion que l’on a mis en évidence dans la première partie : la religion comme lien ; la religion comme rapport inégalitaire entre les hommes et une transcendance etc.]

Quant à la réponse apportée, on pouvait adopter aussi bien l’une ou l’autre thèse. On pouvait montrer que :

II) le lien donné par la religion a toujours existé. La religion, dans les sociétés primitives (On demande à l’élève de ne pas délirer sur les primitifs ou sur les hommes préhistoriques qui avaient des cultes, notamment envers les morts, que l’on peut qualifier de religieux. Si on ne le sait pas, il est inutile de dire n’importe quoi et d’inventer un homme préhistorique totalement imaginaire. De même, il n’y a pas de société sauvage au sens précis de ce terme, puisque tous les hommes ont une culture), rattache l’homme à la nature mais surtout elle lie les hommes entre eux dans leur société: en bambara, le même terme lasiri signifie lien et religion. Cette liaison a l’intérêt de maintenir la cohésion de la société dont les institutions sont ainsi justifiées car elles servent à garantir du désordre. En effet, le désordre est toujours possible et tous les grands mythes personnifient ce danger : le fauteur de troubles, le renard du mythe dogon, n’est cependant pas l’incarnation du mal, Satan en lutte contre la volonté de Dieu. Souvent à l’origine des techniques mais aussi lié à la première apparition de la mort, cet acteur du désordre exprime la nécessité de maintenir permanentes les relations entre tous les éléments de l’univers. C’est par l’accomplissement scrupuleux des rites, qui sont en quelque sorte les jointures du monde, que les hommes peuvent s’assurer d’une poursuite conforme de leur existence.

Dans un grand nombre de sociétés il était impossible de dissocier d’une part une « société dite civile » et d’autre part, une « société dite religieuse ». L’unité est indissociablement civile et religieuse. Tel est le cas de la société grecque ancienne. Inversement, lorsque la société grecque éclate, on attaque tous ceux qui essaient de penser cette séparation : c’est le cas de Socrate à qui l’on reproche (de façon injustifiée il est vrai), d’être la cause, par sa réflexion, de l’éclatement du lien consubstantiel entre la religion et la société. La religion peut jouer dans la société des fonctions importantes pour son fonctionnement : contrôle social, intégration de l’individu à la collectivité, rébellion rituelle, thérapie, etc.

– la plupart des sociétés ne font leur unité que dans l’inégalité entre les hommes : certains commandent, d’autres obéissent. Ceux qui commandent fondent leur pouvoir à la fois sur une transcendance et mettent en place un caractère sacré, séparé de leur pouvoir. Celui qui a le pouvoir n’est pas un homme comme les autres et il ne se comporte pas et on ne se comporte pas envers lui comme envers tous les autres hommes. De plus, ne peut-on pas dire que dans un grand nombre de cas, les sociétés politiques (sociétés dites communistes, national-socialisme) ont fonctionné comme de véritables « religions laïques». La foi dans le parti ou dans le chef était de nature religieuse. A cela s’ajoute une mythologie révolutionnaire qui, par sa foi en un avenir meilleur pour l’ensemble des hommes, jouait un rôle eschatologique. Enfin, la plupart des despotes en essayant de diviniser leur pouvoir, ne reproduisent-ils pas le schéma d’obéissance et de fondement que les religions avaient mis en place auparavant ?

la religion est encore au cœur de nos sociétés comme on le voit dans le droit, la morale : les déclarations universelles de l’homme se fondent sur un droit naturel, universel, que l’on qualifie de sacré, développé par la religion; inversement, la dissociation de la religion et de la société ou même de l’État, est souvent synonyme de décadence aussi bien en Grèce que dans d’autres cultures; ou, encore, ne faut il pas dire que seule la religion est capable de fonder la morale d’une société, de dire ce qui est légitime? Telle est la thèse de Freud, personnellement athée, mais qui pense que la société a besoin de la religion comme régulatrice du fonctionnement de celle ci.
La raison que l’on voit au cœur de la science, de la technique ne suffit pas à donner le liant, le lien capable de souder une société. Elle a même produit que le sociologue Max Weber a nommé « le désenchantement du monde ». La religion serait, comme le langage, un élément essentiel de la fonction symbolique caractéristique de l’homme en tant qu’être social.
– La religion est ce qui donne aux sociétés une stabilité, une permanence, un fondement incontestable de tout ce qui est au cœur des sociétés.

III) Quant à l’autre thèse, on pouvait constater que l‘une des originalités de la religion chrétienne consiste à poser la séparation entre le monde divin, sacré et le monde profane. En droit, c’est-à-dire en principe, dans une telle religion, il y a une séparation de principe entre ce qui fait le lien d’une société et la foi en Dieu : « rendre à César ce qui à César et à Dieu ce qui est à Dieu » et non pas fonder César sur Dieu, L’État et la société sur Dieu. De plus, ce que l’on nomme les grandes religions ont eu tendance à opposer l’altérité entre un Dieu qui est parfait et un ordre imparfait des sociétés instaurées par les hommes. On passe à une dualité de l’être qui rend possible l’autonomisation de l’ordre social.

– S’il est vrai que jusqu’à nos jours toute société a été liée étroitement à la religion, il ne s’agit là que d’un phénomène historique et non pas essentiel. Or, par définition, ce qui est de l’ordre de l’histoire a une naissance et une fin. Ceci permet de penser que ce lien qui paraissait essentiel, intrinsèque, n’est que contingent. Il n’y a pas de nécessité transhistorique de la religion au cœur des sociétés. La dépendance que les hommes posait envers une transcendance n’était pas de l’ordre du nécessaire mais du contingent, de l’institué, du conventionnel. L’impouvoir que les hommes avaient dans la religion était le fruit d’une volonté historique qui peut disparaître. De plus, même si les despotes essaient de mimer la religion pour assurer leur pouvoir, celui-ci est touché par le temps et l’histoire. Les despotes apparaissent comme des hommes et non pas comme des être extérieurs aux autres hommes.

– On pouvait développer l’idée selon laquelle c’est l’économie qui est le fondement du fonctionnement de nos sociétés et non pas la religion : la valeur d’échange se substitue à toutes les autres formes de relation au sein de notre société, ce qui ne manque pas de poser des questions dans tous les domaines comme celui de la biologie (tout peut-il s’échanger, avoir un prix, même le corps humain et ses produits? Devant cela, certains, pourtant athées, revendiquent la sacralité du corps humain).

– Mais la culture occidentale et, pour ce qui nous intéresse, grecque, a été bouleversée par un ensemble de changements qui sont venus à la fois du judaïsme, du christianisme (religions monothéistes, pensant un temps et une histoire orientés et signifiants), des sciences (révolution copernico-galiléenne qui traite la nature comme une pure extériorité, manipulable par les sciences et les techniques et désormais sans profondeur, sans plénitude et sans totalité: le mécanisme cartésien en est le plus bel exemple), du capitalisme (qui a pour principe le changement radical et continuel de toute réalité). Ces bouleversements ont des conséquences non seulement dans le domaine du savoir, de la science et de la technique mais ils modifient l’ensemble des éléments de la culture et des fondements des pratiques culturelles et de la société elle-même. L’homme ne cherche plus le fondement du politique, du droit, du juste, dans la nature immuable ou dans une divinité éternelle mais sur des conventions ou un contrat humains, liés au temps et à l’historicité. Désormais, l’homme se pense et pense ses valeurs dans l’histoire qu’il produit d’une certaine manière. Mais, également, le réel de l’homme n’est plus un réel immuable, naturel, mais le produit de sa propre activité. La nature et la culture deviennent un objet à disposition de l’homme et même son être biologique est pris dans cette volonté de transformation, de modification. La distinction entre sacré et profane perd de sa pertinence.

Autre argument, l’État s’autonomise de plus en plus par rapport aux institutions et à la foi religieuse de telle sorte que la société marginalise et, surtout, particularise de plus en plus la foi religieuse : l’Église et la religion ne peuvent plus espérer, dans la plupart des sociétés occidentales, faire l’unité de la totalité de la société (inversement, dans les sociétés qui doutent d’elles mêmes, de leur propre fondement, on assiste à des revendications religieuses que l’on nomme, à juste titre, intégristes car elles voudraient un retour à l’unité perdue de la société et de la religion en ne laissant aucune place autre que celui de la religion au cœur de la société). Le droit des États ne se fondant plus directement sur Dieu, on voit des tensions de plus en plus grandes entre le légal et le légitime (exemple de l’avortement condamné par la religion catholique et admis dans la plupart des législations des sociétés occidentales). Dès que l’on met en place un État, on ne peut pas ne pas entrer dans l’histoire qui s’oppose à la volonté de non-changement, d’inaltérabilité que l’on trouve dans la religion. Celle-ci a une volonté de permanence, d’intangibilité qui se heurte de front à la volonté de l’homme de changer, de modifier ce qui est. La prise de conscience de la dimension historique a pour effet de marginaliser la façon dont la religion maintenait l’unité des sociétés. Plus les sociétés prennent conscience d’elles-mêmes, de ce qui les constitue, moins elles cherchent dans la religion le principe de leur être. Les hommes s’accordent de plus en plus le pouvoir auto-instituant.

Quant à l’argument du fondement de la morale, on pourrait trouver, comme on le fait au XVIIIème siècle, dans la raison cet élément fondateur : telle est la conception de la démocratie et du contrat social pensé par Rousseau.

En conclusion, on peut remarquer que nos sociétés, dans les faits, ne font plus appel à la religion pour constituer leur unité. On pourrait même penser une société où les croyants seraient majoritaires mais où ce n’est pas la croyance qui fonderait la vie sociale.

Introduction possible.

On pouvait facilement opposer dans l’introduction deux thèses :

– celle de l’annonce d’une mort inéluctable de la religion au sein des sociétés occidentales : développement des sciences, de la raison, Aufklärung etc. La religion ne serait que l’effet de la superstition des hommes qui devrait disparaître à mesure que la raison l’emporte dans l’ensemble des dimensions de l’être. Plus les sociétés deviennent rationnelles et démocratiques, moins elles semblent avoir besoin de religion. Ne faut-il donc pas en conclure qu’il existe une relation inverse entre l’existence de la religion et la mise en place de sociétés voulues et choisies de façon autonome par des hommes ? En poussant l’analyse un peu plus, on peut constater encore aujourd’hui que les religions ont été la source de fanatismes de telle sorte qu’au lieu de lier les hommes entre eux comme l’indique le mot de religion, elles produisent les effets inverses. Voltaire parle de «cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la société». Moins la religion serait forte au cœur d’une société, plus la société se rapprocherait de l’unité, de la constitution d’une véritable communauté.
– Et pourtant nous constatons que s’il est vrai que la religion et la croyance religieuse n’est plus au fondement du fonctionnement des sociétés, elle n’a pas disparu. Certains parlent même d’un retour du religieux. Il y a des pays qui veulent revenir à des États religieux ; parfois la religion est ce qui divise (Irlande) ou unifie (Pologne avant l’effondrement du «communisme») la société. Certains vont même jusqu’à écrire que le noyau de toute société humaine est religieux dans la mesure où seule la référence à une transcendance pourrait unifier la société.
D’où la question posée.