«Science, d’où prévoyance». Concours Ecricome 2007.

Ce sujet est extrait du Cours de philosophie positive d’Auguste Comte: « En résumé, science, d’où prévoyance; prévoyance d’où action. » Bien évidemment, on ne demande pas aux candidats de connaître l’origine de cette citation, même si le fait de mettre entre parenthèses l’intitulé, permet de savoir qu’il s’agit d’une citation. De plus, les auteurs du sujet n’ont retenu que la première partie de la formule, en négligeant la conséquence, à savoir, l’action. Bien évidemment, précisons, pour ceux qui sont inquiets par nature, qu’il est hors de question d’exiger que le candidat «devine» la conséquence du lien entre science et prévoyance. Il est demandé uniquement de tenter de donner un sens à l’expression proposée. Ainsi, cette citation pose qu’il existe un lien intrinsèque entre (la) science et la prévoyance, ce qui implique que l’on puisse déduire de façon rigoureuse la capacité de la prévoyance du fait d’avoir une science (rien n’interdisait, même si ce n’est évidemment pas la question, d’évoquer au cours du développement la relation inverse qui consiste à dire que la capacité de prévoir est le signe du caractère scientifique d’une proposition. On peut ici prendre n’importe quel exemple chez Galilée ou Einstein. On suppose que si l’on pose telle condition, on obtiendra tel effet. Si l’expérimentation vérifie l’hypothèse, on en conclut que l’affirmation était scientifique). Le fait qu’il n’y ait pas d’article défini devant le mot science, permet d’envisager le savoir, mieux, la connaissance établie rigoureusement et pas uniquement le sens étroit que l’on trouve dans la science. Ici, nous posons la question dans un cadre strictement épistémologique.

Mais on peut interpréter cette citation d’une autre façon : la prévoyance est-elle le but, la finalité, le telos de la science, du fait de savoir. En d’autres termes, faut-il développer la science dans le but de prévoir. Si l’on répond positivement, ne sommes-nous pas amenés à donner une fonction pragmatique, utilitaire à la science qui permettrait à l’homme de savoir ce qui peut advenir (épidémie, inondation, dérèglement climatique, manque de ressources naturelles, résultat des élections etc.) et éventuellement de le modifier. Ainsi, la science dans sa capacité automatique de prévision qu’elle nous fournirait, poserait la question de l’existence de l’homme et de sa liberté. Et la question de la liberté et de l’existence aboutirait à une question de nature éthique et morale en comprenant que science serait ce qui permettrait d’avoir une vie ordonnée, programmée, sage (au sens où l’on dit que quelqu’un est, dans sa vie, prévoyant). C’est ce que nous développerons plus loin. Nous touchons ici les questions posées par Hans Jonas dans Le principe responsabilité affirmant que la science, par le savoir et le pouvoir qu’elle nous donne sur la nature nous oblige à poser une question éthique et morale nouvelle qui porte sur l’avenir de la terre et des nos descendants. Nous avons un devoir moral nouveau qui est de tenir compte des conséquences de nos pratiques actuelles pour les générations à venir. La science fait apparaître une responsabilité trans-individuelle et trans-sociale à l’égard du monde de vie en général. Science devrait, ce qu’elle ne fait pas suffisamment selon Jonas, provoquer en nous une conduite prudente et raisonnable. S’il est vrai que pour lui «notre savoir prévisionnel demeure en deça de notre savoir technique qui confère sa puissance à notre action», il n’en reste pas moins que la question éthique et morale se pose quant à l’avenir. Voilà une piste que l’on pouvait développer « science, d’où prévoyance », ce qui signifie science d’où responsabilité éthique et morale nouvelle, envers ce qui va advenir.
Cependant, ne pourrait-on pas remettre en question ce caractère automatique ou intrinsèque qui existerait entre la science et la prévision? D’ailleurs, il est facile de constater que si l’on considère le savoir mathématique en tant que tel (et non pas son application aux réels, physiques, chimiques, biologiques etc.), la citation n’a guère de sens car l’idée de prévoyance n’a pas de sens en mathématiques. Ceci nous amène à réfléchir que les conditions de possibilité de la prévoyance que l’on pouvait distinguer de la prédiction (malheureusement l’usage de plus en plus fréquent par les savants du mot anglais predictibility fait qu’aujourd’hui les deux concepts sont confondus en français dans lequel on dit indifféremment prévoyance ou prédiction). Il y a l’idée que nous sommes capables de dire, de comprendre l’apparition d’un phénomène avant (pré) sa survenue. Dans voyance, il y a videre, qui signifie voir mais bien entendu il s’agit essentiellement de la vue de l’esprit et non pas tant de la vue, de la perception empirique (même si le phénomène se constate en dernier lieu de façon empirique soit directement soit à travers un appareil comme un télescope, un thermomètre etc.). Si Galilée a raison, on doit pouvoir prévoir les positions différentes des astres qui tournent autour de Jupiter. Ainsi la prévoyance pose un rapport au temps et la capacité de voir à l’avance ce qui va se produire. Mais à la différence de la prédiction, le lien entre ce que j’affirme dans le présent à propos de l’avenir doit être de nature rationnelle. Dans la prédiction je n’ai aucune raison qui me permette de justifier la vérité de mon affirmation à propos de l’avenir. Il ne semble pas y avoir de problème entre la rationalité nécessaire à la science et la rationalité nécessaire à la prévision qui n’est pas une prédiction par nature irrationnelle. Mais ce qui est problématique, c’est la deuxième condition de possibilité de la prévoyance que nous venons de voir, à savoir, le rapport entre ma raison du (dans le) présent et l’avenir. La raison est-elle capable et a-t-elle le droit d’étendre ce qu’elle comprend dans le présent à ce qui va, à ce qui doit arriver. L’une des questions essentielles posées par cet intitulé était donc celle du rapport de la raison et du temps envisagé dans la dimension de l’avenir. La science est-elle en mesure d’abolir la contingence liée au temps et au devenir? La nécessité rationnelle a-t-elle la capacité de conférer une nécessité au déroulement du temps ?

On se trouve alors devant une question classique qui est celle du déterminisme. Il y avait trois chemins possibles : – celui de la science classique qui a pour objectif d’abolir le temps de telle sorte que la connaissance rationnelle du lien (loi) entre telle quantité de cause et telle quantité d’effet permettait d’affirmer ce qui va se produire. Bien entendu, il faut qu’il y ait science mais une fois qu’elle est établie, il y a un lien essentiel entre ce que la science dit et ce qui se produit. Il était facile de montrer que la science classique permet de prévoir (Galilée, Pascal, Semmelweis etc.). Mais, poussé à bout, ce projet d’une rationalité totale de ce qui est, aboutit chez Laplace à la négation du temps. Si un esprit avait, à un moment donné, la science de toutes les forces qui s’exercent dans l’univers, il pourrait dire aussi bien ce qui s’est produit que ce qui se produira. La raison de la science abolirait le temps et permettrait la prévoyance. Mais, au sens fort du terme, il n’y aurait même plus prévoyance puisque le temps serait aboli au profit d’une éternité. Ainsi la science serait ici plus une voyance qu’une prévoyance. – celle de la remise en question d’une telle prétention de la science. La raison, en identifiant l’avenir à ce qu’elle a compris dans le passé ou à ce qu’elle comprend dans le présent, dépasse ses capacités effectives. Ce qui est vrai dans le passé et le présent ne peut être étendu à l’avenir: c’est la critique humienne. Le lien ontologique entre science et prévision est une illusion produite par l’habitude et non pas par la raison. Nous n’avons pas le droit de dire toujours, partout et c’est encore plus vrai quand il s’agit de l’avenir. Ici, l’avenir disparaît à nouveau mais dans un sens bien différent ; il existe toujours, mais nous n’avons aucune légitimité pour poser une proposition scientifique portant sur lui. Ce qui disparaît ici, ce n’est plus, comme dans notre premier chemin, le temps, mais c’est la science et la solution de Hume finit par remettre en question la première partie du sujet, à savoir, la science, pour aboutir au scepticisme. – la troisième voie serait celle de ce que l’on pourrait nommer un rationalisme modéré qui ne déduirait pas mécaniquement la prévoyance de la science. Nous avons vu que si, dans bien des cas, science était synonyme de prévoyance, cette liaison était plus problématique dans les sciences où le hasard intervenait. Cela est vrai pour la biologie mais aussi en physique qui fait intervenir une autre forme de rationalité qui est le calcul des probabilités. Il existe même des phénomènes qui interdisent toute prévision possible, ce sont ceux qui, comme ceux intervenant dans la météorologie, sont sensibles aux conditions initiales : la moindre petite variation dans les conditions de départ produisent un écart tel dans l’avenir qu’il rend toute prévision impossible (on passerait alors de la prévision à la prédiction). Mais il ne s’agit pas, comme chez Hume, d’une disparition de la science mais simplement de l’énoncé des limites à l’automaticité du lien entre science et prévoyance. S’il est vrai que science (à l’exception des mathématiques) est intrinsèquement liée à prévoyance, ce lien n’est pas mécanique et laisse une place à ce qui est à venir sans le réduire à un présent qui ne serait autre qu’une éternité.

Mais prévoyance peut prendre ici un autre sens que nous n’avons pas envisagé, à savoir, un sens éthique (voir ce que nous avons écrit plus haut et que nous ne reprenons pas). En français, prévoyance, tout en visant l’avenir comme dans le premier sens, peut désigner une attitude, un comportement (nous sommes dans l’éthique et la morale) prudent et raisonnable. Bref, la prévoyance renvoie tout simplement à ce que l’on nomme sagesse (celle de la fourmi et non de la cigale). La question devient alors celle-ci : la science prise désormais au sens large est-elle intrinsèquement liée à une vie sage et morale et, par conséquent, heureuse. C’est ici que l’on pouvait trouver une dimension, non plus épistémologique, mais éthique, morale, philosophique, anthropologique, métaphysique à cette citation. Pourquoi les philosophes comme Platon ou Aristote sont-ils tendus vers la recherche de la science? Ce ne peut être dans le but de prévoir ce qui va arriver (premier sens du mot prévoyance). Chez Platon, la science ne vise pas le réel, le monde lié au temps considéré comme accidentel, inessentiel. L’éducation vers la science consiste à se détourner de tous les savoirs qui se rapportent au temps, donc à la vie sensible. Le but de la science ne peut pas avoir ici une finalité de pré-voyance mais de … voyance des Idées. Et ce n’est pas par hasard si les mathématiques sont la dernière étape qui conduit chez Platon à la science; c’est, nous l’avons dit, un savoir qui ne peut pas permettre une prévoyance au premier sens du terme que nous avons envisagé. La science mathématique n’a d’autre but que de nous faire voir l’idée mathématique et la vérité mathématique. Et lorsque le philosophe accède, par la dialectique, au sommet de la science il contemple l’Idée de Bien qui est la condition de possibilité de tout ce qui est. Ainsi, la science est liée non pas à une quelconque pré-vision mais à une vision de la vérité qui permet de comprendre, de donner un sens à ce qui est, et, du coup, à l’existence de l’homme (dimension éthique et anthropologique). Telle serait la finalité de la science. Mais pourquoi faudrait-il rechercher la science (qui n’aurait pas pour finalité la pré-voyance)? Parce qu’elle permet d’obtenir ce dont manquait l’homme, à savoir, la sagesse. Ainsi la science serait ce qui rend possible une vie bonne (pour les Grecs, c’est indissociablement une vie éthique et morale) c’est-à-dire heureuse. Le savoir métaphysique donne à l’homme le sens de son existence. C’est parce qu’il sait qu’il possède une âme éternelle que Socrate meurt avec sérénité. Certes, on pourrait dire que Socrate prévoit, grâce à sa science, ce qui va se passer après sa mort, mais ce serait se tromper sur la signification de ce type de science dont dispose le philosophe. Ce qui se passe après la mort est de nature méta-physique c’est-à-dire au-delà du temps, en dehors du temps. Par conséquent, en toute rigueur, il n’a pas d’après, d’avenir. La science que donne la philosophie c’est celle d’un sens, de la sagesse. On voit donc que l’on pouvait envisager (mais ce n’était pas obligatoire) deux sens bien différents du mot prévoyance. Le second nous est caché le plus souvent car nous associons de plus en plus (comme le fait Comte) science à prévoyance et à action sur le monde. Nous voulons savoir pour pouvoir agir et transformer le monde. Et les mathématiques qui ne visaient pas le monde et une action sur le monde sont mises désormais au service de ce projet (voir ce que fait Galilée des mathématiques). Mais c’est oublier que (la) science pourrait être liée au contraire à une forme de vie, de sagesse.