Interprète-t-on à défaut de connaître ?

Cet intitulé, dans sa formulation, induit déjà une certaine façon de répondre : il invite à poser le travail d’interprétation comme un pis-aller lorsque le travail de connaissance n’aboutit pas vraiment. Ainsi l’un serait exclusif de l’autre ; il s’agirait de deux essences radicalement différentes qui ne leur permettraient pas un travail commun.

De plus, si l’on valorise la connaissance, l’interprétation ne prendrait de valeur que par les insuffisances ou l’échec d’une connaissance véritable ? Du coup, ne faudrait-il pas en conclure que la véritable connaissance n’existe que là où l’interprétation n’existe pas ? Interprétation et connaissance varient-elles en raison inverse l’un de l’autre de telle sorte que mieux on connaît, plus on interprète et que plus on interprète, moins on connaît ?

1° Essence de la connaissance ou conditions de possibilité de la connaissance :

il faut un objet quelconque qui peut être aussi bien un objet saisi dans la perception, qu’un objet construit par un dispositif expérimental (par exemple en physique, biologie) ou théorique (toutes les sciences dont les sciences humaines)

un esprit qui vise et saisit ces objets

– mais la connaissance véritable doit être à même de saisir les propriétés véritables de l’objet qu’elle vise. En anglais, on dispose d’un verbe, to know, qui signifie à la fois la connaissance et le savoir qui doivent être unifiés dans une connaissance digne de ce nom. Ainsi, la connaissance (quand elle atteint sa forme supérieure, car il existe des degrés dans la connaissance) nous livre l’essence même de l’objet qu’elle vise ; en ce sens, elle peut prétendre nous livrer la vérité sur l’objet étudié.

2° Essence de l’interprétation :

un donné quelconque qui correspond à la première condition de possibilité que nous avons donnée pour la connaissance.

Un esprit qui vise et saisit ces objets (pour le moment, il y a identité avec la connaissance)

Une pluralité possible de significations des objets visés. Il n’y a plus comme dans la connaissance univocité mais une pluralité de significations possibles parmi lesquelles il faut choisir. Alors que dans la connaissance, on obtenait l’essence même de l’objet connu, dans l’interprétation on ne peut atteindre cet objet qu’à travers des signes dont la signification n’est pas la même et est souvent contradictoire. L’interprétation introduit une médiation, semble-t-il absente dans la connaissance, qui est celle des signes qui, par définition, séparent, distinguent.

D’où la question posée : si, par l’interprétation on parvient à dissoudre la polysémie, la pluralité des significations pour un même objet, ne faut-il pas en conclure que, dès lors que nous avons fait un choix parmi les interprétations, nous connaissons vraiment l’objet ? Bref, l’interprétation n’est-elle pas le moyen d’obtenir une connaissance qui, une fois obtenue, fait disparaître l’interprétation ? Mais, autre hypothèse inverse, n’est-il pas illusoire de croire que nous avons un accès direct à l’essence même de l’objet que nous visons ? Ne sommes-nous pas toujours (sauf en mathématiques dont le langage est univoque), même quand nous formulons un énoncé très simple comme « il fait beau aujourd’hui », plongés dans l’interprétation ? Certes, cette interprétation est très limitée dans les exemples pris dans la vie courante mais dans la mesure où nous vivons, en tant qu’êtres humains, dans un monde de signes, ne sommes-nous pas toujours en train d’interpréter de telle sorte que toute connaissance serait de nature interprétative ? Mais alors, il faudrait contester la formulation proposée dans l’intitulé et non pas se demander si nous interprétons faute de connaître mais affirmer qu’il n’y a de connaissance que dans et par l’interprétation.

3° Quelques pistes possibles :

– Dans un premier temps, on pourrait accepter la façon dont l’intitulé nous invite à procéder et on pourrait montrer que dans les sciences comme les mathématiques ou les sciences expérimentales, il n’y a pas d’interprétation à faire dans la mesure où les objets qui sont atteints par la démarche scientifique imposent leur unicité et leur vérité. Cela suppose (ce qu’il faudra remettre en question dans la partie suivante) qu’il existe en sciences, notamment expérimentales, des faits qui ne laissent pas de place à l’interprétation. Ainsi, lorsque Galilée affirme qu’il existe des montagnes sur la lune et que celle-ci est une terre comme la nôtre, ses opposants émettent une autre interprétation de la même affirmation. A vrai dire, ils ne font pas une autre interprétation mais ils remettent en question le dispositif expérimental (la lunette produirait des distorsions) mis en place par Galilée. Mais, une fois cet obstacle technique dépassé, la thèse galiléenne s’impose comme une connaissance qui n’exige pas d’interprétation.

Et il est intéressant de noter que, lorsque Galilée affirme qu’il ne prétend pas, comme on le faisait avant lui, interpréter des apparences mais dire la vérité de ce qui est, énoncer une connaissance objective, le Cardinal Bellarmin est alors contraint d’envisager un nouveau statut et de la connaissance et de la Bible. La connaissance scientifique (si elle est établie) doit contraindre à une nouvelle interprétation de la Bible ! «S’il y avait, écrit Bellarmin, une vraie démonstration de ce que le soleil se trouve au centre du monde et la terre dans le troisième ciel, et que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour du soleil, il faudrait alors procéder avec beaucoup de circonspection dans l’interprétation des passages de l’Ecriture qui paraissent dire le contraire, et affirmer que nous nous les comprenons pas, plutôt que de considérer comme faux ce qui est démontré. Mais je ne croirai pas qu’une telle démonstration existe jusqu’au moment où on me la montrera». On voit ici que la connaissance scientifique annule l’interprétation pour la placer dans un autre domaine, celui de la croyance, de la foi qui ne peut qu’interpréter puisqu’elle ne sait pas, ne connaît pas au sens rigoureux du terme.

– Cependant, il existe d’autres domaines de la connaissance qui ne peuvent pas séparer connaissance et interprétation. Il s’agit notamment des sciences humaines dans lesquelles nous sommes nécessairement dans un rapport interprétatif puisque nous ne pouvons atteindre les « faits » que par la médiation des signes non univoques. Dans le cas de l’histoire, nous savons que la signification de la Révolution française est constamment modifiée au cours des siècles. S’agit-il de la mauvaise foi idéologique des historiens ? Cela est possible comme on l’a vu dans la relecture en 1989 de la Révolution. Mais, la raison essentielle est structurelle : il n’y a pas de faits en soi en histoire. On ne peut atteindre le passé qu’à partir d’une conscience présente ; il n’y a pas de passé en soi mais que le passé d’un présent. Du coup, ce qui est atteint par l’historien, quel que soit son effort d’objectivité, n’est qu’une interprétation (à partir de son présent) d’une période historique. Bref, l’interprétation est indissociable de la connaissance et cela s’applique à toutes les sciences qui travaillent sur du symbolique, spécificité de l’être humain.

– Mais il resterait à montrer que même les sciences expérimentales n’échappent pas à l’interprétation. L’exemple de la « découverte » au CERN du boson de Higgs peut constituer un bon exemple. S’il suffisait de voir et de lire les données que les détecteurs ont enregistré, on ne comprend pas pourquoi il a fallu attendre plusieurs mois pour affirmer l’existence, (avec une très forte probabilité !) de ce boson ! S’il a fallu attendre, c’est qu’il était nécessaire d’interpréter les données établies par le dispositif expérimental. Bref, cela nous montre que nous avons mal posé le problème en opposant la connaissance et l’interprétation : en fait, pour l’homme, être du symbolique qui n’existe que par et dans les signes, tout est interprétation à des degrés divers. Mais cela ne veut pas dire que tout se vaut et que l’on peut mettre à égalité les interprétations délirantes des créationnistes et l’interprétation darwinienne de l’évolution ou encore celle d’Emmanuel Todd sur « Qui est Charlie ». Dans les sciences l’interprétation est régulée par la raison : ainsi Einstein, toute sa vie, a rejeté l’interprétation du monde microphysique de la physique quantique et il émettait des objections rationnelles qui contredisaient les thèses de Bohr. On sait aujourd’hui que ce dernier avait raison mais il n’en reste pas moins que le savoir de Bohr est indissociable d’une interprétation de ce que livrent les données expérimentales.