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Le plaisir peut-il durer longtemps ou toujours ?

(suite de ceci)

Il est vrai cependant que la durée du plaisir peut varier fortement selon le type de plaisir dont il s’agit. Par temps de canicule, on sait que l’on aura plaisir à boire une boisson fraîche mais l’on sait aussi que ce plaisir va disparaître rapidement dès que notre tension sera apaisée. Il est également vrai que certains jeunes ont inventé, sous le doux nom, mais peu poétique, de biture express ou binge drinking, un plaisir qu’ils espèrent plus durable, en buvant, très paradoxalement car sans guère de plaisir et le plus vite possible, une quantité conséquente d’alcool. L’espoir est de parvenir à un état de bien-être transcendant les vicissitudes quotidiennes, la pesanteur du corps, l’inhibition envers l’autre, et qui durerait plusieurs heures. Baudelaire, dans les «Fleurs du mal », montre que vin et opium ont pour effet de donner au plaisir une densité et une durée extrêmes :

XLIX. – Le poison

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D’un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d’un portique fabuleux
Dans l’or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.
L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au-delà de sa capacité. […]

Mais rien n’assure que le plaisir obtenu par ces artifices, sera au rendez-vous ; parfois ce n’est pas le plaisir qui survient mais une angoisse irrépressible dans laquelle le sujet se perd comme sujet en sentant que les objets perdent toute consistance : il ne peut y avoir de plaisir que pour un sujet comblé par un monde. Les expériences faites par le poète Henri Michaux sur toutes sortes de drogues (LSD, mescaline, opium, haschich etc.) montrent qu’il débouche parfois sur un infini aliénant dans lequel le sujet perd « le château de son être ». Mais il existe, comme chez Baudelaire, un autre infini apporté par ces substances, qui est celui d’une extase proche du bonheur. S’agit-il encore de plaisir ? Ne faudrait-il pas parler de bonheur ? L’abolition de la conscience, donc du temps, ne fait-elle pas basculer l’être dans une autre dimension que nous ne pouvons plus nommer, en toute rigueur, plaisir ?
Car lorsque l’alcool ou la drogue ont produit leur effet, il n’y a plus vraiment un sujet et un objet ; il n’y a plus d’autrui au sens fort du terme. C’est d’ailleurs une désinhibition envers autrui qui est recherchée dans l’absorption de ces substances ; je peux alors avoir vis-à-vis de l’autre (qui n’est plus vraiment considéré comme un autre) des comportements que je n’aurais pas dans la vie courante. Le plaisir s’obtient alors par une sorte d’anesthésie aux différences et aux résistances que le monde et autrui m’offrent habituellement. Ce faisant, la conscience donc la perception du temps également, s’affaiblissent, de telle sorte que nous sortons de ce que l’on qualifiait, au sens strict, de plaisir pour aller dans ce qu’il faut, si la jouissance se maintient (ce qui n’est pas assuré), nommer désormais bonheur. Ce dernier n’est possible que si conscience et temps ont disparu, que s’il n’existe plus de position possible d’un sujet et d’un objet. Dans le poème cité plus haut de Baudelaire, on pourrait d’ailleurs distinguer les effets du vin et de l’opium qui séparerait le plaisir du bonheur. On remarquera que la transfiguration produite ici par le vin, maintient un certain rapport d’un sujet à un objet puisqu’un « portique fabuleux» surgit du « plus sordide bouge » : il ne s’y produit qu’une substitution d’objets. Avec l’opium, il n’y a plus de bornes, d’objets, de sujet, de conscience : nous sommes au-delà du plaisir. Le temps est tellement dilaté qu’il disparaît au profit d’une sorte d’éternité.

(à suivre)