L’Etat doit-il viser le bonheur de l’individu ? (Pondichéry 2011). (suite)

(ce qui précède est ici)

La meilleure préparation consiste non pas à ingurgiter des connaissances en essayant de combler les « impasses » mais à réviser l’essence de chaque notion du programme officiel en les appliquant à la lecture d’un sujet quelconque. Le but est de s’assurer que l’on possède bien les conditions de possibilité (l’essence) de chaque notion pour pouvoir les faire jouer dans la problématisation d’un intitulé.
Nous avons commencé à lire un sujet tombé cette année 2011 à Pondichéry, « L’Etat doit-il viser le bonheur de l’individu ? », pour apprendre à problématiser n’importe quel intitulé.
Le premier paradoxe que nous avons découvert dans une lecture purement logique du sujet consistait à se demander s’il n’y avait pas une contradiction à vouloir que l’Etat (que nous n’avons pas encore défini !) s’applique aux individus alors, qu’en droit, en principe (et non en fait), Etat et individus étant de nature totalement différentes, il ne pouvait pas y avoir de relations logiques entre eux ! En effet, la plus petite unité indivisible (ce qu’est un individu) de l’Etat n’est pas l’individu mais le citoyen, par conséquent, en toute logique, sans préjuger du fond de la réponse, l’Etat pourrait viser le bonheur du citoyen, de l’individu-citoyen, mais pas celui de l’individu qui constitue un atome étranger à sa prise.

Ce qui est en fait, ce qui est en droit ou en principe : les sciences humaines ne sont pas (de) la philosophie.

Revenons sur cette distinction capitale pour quelqu’un qui veut faire un devoir de philosophie et non pas de sciences humaines (histoire, psychologie, économie etc.) entre les faits et les principes, entre ce qui est et ce qui doit être. Souvent le candidat est déçu par la note médiocre obtenue dans la mesure où il a le sentiment d’avoir eu des connaissances nombreuses et précises sur le sujet ; et quand le devoir portait sur la question politique (comme dans ce sujet), il pense que cela est dû à un préjugé idéologique du correcteur ! En réalité, le plus souvent, cela est dû à une mécompréhension totale de ce qu’est une réflexion de nature philosophique. Si l’on prend le sujet sur les rapports entre Etat et individu, l’élève peut avoir envie de se servir de l’histoire des pays qui se nommaient communistes pour montrer que lorsque l’Etat vise le bonheur de l’individu, cela tourne au cauchemar. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces remarques n’apportent rien à la réflexion philosophique. Pourquoi ? Parce que l’histoire nous dit ce qui a été, l’économie ce qui a été et ce qui est mais ce n’est pas parce que cela est ou a été que cela doit être. C’est ce que montre parfaitement Rousseau dans le livre 1 du Contrat social : ce n’est pas parce que, dans les faits, la force parvient à établir l’esclavage ou le « droit » du plus fort que, pour autant, l’esclavage ou ce « droit » du plus fort est légitime, doit être. Certes, on peut utiliser dans son devoir ses connaissances de l’histoire et des sciences humaines mais sans oublier qu’il existe une différence de nature entre les sciences humaines et la philosophie : les premières doivent rendre compte des faits, de ce qui est ou de ce qui a été ; la seconde doit réfléchir sur ce qui doit être. Appliquons cela à notre intitulé : supposons que l’on puisse montrer que, dans les faits, un Etat soit parvenu, en le visant, à donner le bonheur à l’individu, cela n’aurait strictement aucune valeur quant à la réflexion philosophique ! Cela montrerait que, dans les faits, c’est réalisable, mais nous n’aurions aucun argument pour dire que cela doit être ! Comprendre cela, c’est vraiment accéder à ce qui est exigé dans toute réflexion qui veut être de nature philosophique. La philosophie doit donner des raisons qui justifient, fondent telle ou telle position : il n’y a pas de passage logique entre ce qui est et ce qui doit être.

L’individu ou les individus ? Tenir compte de l’ensemble de l’intitulé.

Jusqu’à présent nous avons volontairement confondu les individus et l’individu. Or, il est important de lire attentivement tout intitulé en faisant sur lui des variations. L’intitulé serait-il le même si l’on écrivait « bonheur de l’individu » ou « bonheur des individus » ? Le pluriel ou le singulier sont-ils indifférents dans ce sujet ? On s’attendrait à lire non pas l’individu mais les individus dans la mesure où l’Etat, par son action, se rapporte à une collectivité, à un ensemble d’individus. Et c’est ici que l’on pourra différencier une lecture véritable de l’intitulé (donc un effort de pensée philosophique) et une lecture cursive sans valeur réflexive.
En effet, si nous tenons compte du singulier appliqué au concept d’individu, nous ne pouvons pas ne pas voir apparaître un nouveau paradoxe qu’il faudra tenter de résoudre dans le corps du devoir. L’Etat, par nature, a pour fonction de réguler (notamment par le droit) les rapports entre des groupes, des collectivités ; sa compétence est de l’ordre du général et même, parfois, de l’universel. Ainsi un droit, une loi n’ont de sens que s’ils ne s’appliquent pas à un individu mais à un ensemble d’individus : on ne peut pas, dans un Etat digne de ce nom, promulguer une loi qui ne viserait que le comportement d’un seul individu ; il faut qu’elle puisse s’appliquer à tous. Ainsi, nous nous trouvons en présence du nouveau paradoxe suivant : comme ce qui est nécessairement de l’ordre du général ou même de l’universel (l’Etat démocratique qui doit être régulé par la raison) pourrait-il viser et atteindre de façon spécifique ce qui est de l’ordre de l’individuel ou même du singulier ? Puisque l’Etat a nécessairement une dimension collective, on pourrait comprendre que l’on puisse se demander s’il doit viser le bonheur de tous les individus mais n’y a-t-il pas une aporie à vouloir atteindre, ce qu’il ne peut pas faire par nature, le singulier ? Doit-il tenter de faire ce qu’il ne peut pas faire ? Une tension apparaît entre ce que l’on peut faire et ce que l’on devrait faire.