Une parole peut-elle faire événement ? (EM Lyon 2017)

On peut rencontrer cette phrase qui constitue l’intitulé de ce devoir, chez le fondateur d’une « science », la médiologie : « Dans médiologie, « médio » ne dit pas média ni médium mais médiations, soit l’ensemble dynamique des procédures et corps intermédiaires qui s’interposent entre une production de signes et une production d’événements ». Mais ce qui est en question dans ce sujet, à savoir le rapport entre signes et événements, ne fait pas problème pour le médiologue qui pose comme une évidence ce qui pose, précisément ici, problème !

Une première lecture de l’intitulé permet de voir l’opposition traditionnelle entre ce qui est de l’ordre du langage et ce qui est de l’ordre de l’action. N’y a-t-il pas une différence irréductible entre ce qui est de l’ordre de l’énonciation et ce qui est de l’ordre d’une production ? La production d’une parole peut-elle être comparée à une production d’une réalité quelconque, d’une transformation du monde ? Et ce qu’elle fait est-il immanent à sa propre profération ou est-elle en mesure de produire quelque chose qui lui serait extérieur ? Est-ce la parole qui, en elle-même et par elle-même, fait événement ou veut-on entendre que la parole pourrait avoir des effets à l’extérieur de son émission? On peut, bien entendu, penser à la fonction performative du langage qui accomplit une action par le fait même d’être prononcé : dire, c’est parfois, faire …

Cependant, n’explorer que cette fonction performative, en opposition à l’usage beaucoup plus fréquent non performatif des paroles, ne suffirait pas pour tenir compte de l’ensemble de l’intitulé car le sujet ne doit pas être limité à la seule opposition entre parole et action. Il nous contraint à prendre au sérieux l’expression « faire événement » ; il ne faut donc pas réduire la question à sa plus simple et habituelle expression, à savoir, une parole peut-elle agir ?

Il faut donc affronter le difficile concept d’événement et la valeur du devoir dépendra de la capacité à expliciter toutes ou, tout au moins, la plupart de ses conditions de possibilité (son essence).

1° Dans son acception habituelle et commune, l’événement désigne tout ce qui arrive. En ce sens, les candidats, traumatisés par cet intitulé, ne se rendent peut-être pas compte que rédiger leur devoir ne consiste en rien d’autre qu’émettre … une parole qui peut (doit) faire événement ! Et la note obtenue sera directement proportionnelle à la faculté de faire advenir par sa parole quelque chose que l’on pourrait qualifier de pensée. Car si rien n’arrive tout au long de la copie, l’événement n’a pas lieu et, pour ironiser sur une autre sujet tombé cette même année (« faire parler un texte »), il n’est pas possible de faire parler le correcteur et le jury sur cet écrit, sans pensée remarquable. Mais, malheureusement, le remarquable peut renvoyer tout aussi bien à l’excellence de la copie qu’à sa médiocrité extrême.

2° Si l’on en reste à cet emploi familier du concept d’événement, on voit bien qu’il ne permet pas de prendre au sérieux et la parole et le fait de faire événement car toute émission de parole, quel que soit le locuteur et quelles que soient les circonstances, serait qualifiée d’événement. Il faut donc ajouter une deuxième condition de possibilité de l’événement : l’inattendu, l’imprévisible. Et c’est précisément ce que recherchent les auteurs des sujets des différents concours ! Ils savent que la plupart des étudiants ayant eu un thème unique à travailler durant l’année sont prêts à leur faire un discours (et non une parole) tout préparé ; il leur suffirait d’écrire la parole du professeur ! Or découvrir après un an d’apprentissage des sujets comme « faire parler un texte », « une parole peut-elle faire événement ? » constitue un événement et, si l’on accepte que le sujet écrit soit une parole, un bon sujet est celui qui fait événement car il surgit dans son imprévisibilité. Mais pourquoi, diront certains candidats, faudrait-il qu’un sujet soit un événement ? Tout simplement pour obliger (et non contraindre) celui qui écrit son devoir à s’étonner (faculté qui se perd peu à peu au profit d’une récitation mécanique chez celui qui devient familier de la notion au programme). Et l’étonnement, ce que faisait remarquer Aristote, est la condition de possibilité de la philosophie. Un bon sujet de concours est donc un sujet qui est une parole qui fait événement pour permettre au candidat étonné, donc obligé de s’écarter d’une parole toute faite, d’émettre en retour une parole qui fasse événement auprès du correcteur. Et si l’événement a pour condition de possibilité d’être inattendu, le correcteur ne doit pas avoir dans sa tête un corrigé type, une pensée obligatoire attendue ! Il ne peut donc y avoir en philosophie de corrigé-type !

3° Mais l’inattendu, l’imprévisible n’est qu’une condition de possibilité de l’événement et elle n’en est pas la condition suffisante. Il se peut que quelque chose se produise, certes à un moment inattendu, mais sans présenter un autre caractère de l’événement, à savoir, la nouveauté. Est un événement ce qui surgit comme nouveauté à l’intérieur d’un ordre donné. Si nous continuons à appliquer le sujet posé à la situation des candidats, il est évident que l’intitulé remplit les deux conditions d’imprévisibilité et de nouveauté. Et cela est vrai pour le sujet « faire parler un texte » qui oblige à renverser la priorité ontologique que l’on donne habituellement à la parole dont l’écriture ne serait que la copie ou comme l’écrit Rousseau un simple «supplément». En cela l’article de Jacques Derrida paru en 1968 (autres événements d’une autre nature…) et intitulé « La pharmacie de Platon » qui questionne le phonocentrisme occidental, révèle une parole qui fait événement car elle vient briser, de façon inattendue et nouvelle, l’ordre commun de la pensée philosophique quant aux rapports entre parole et écriture. Et il est très significatif pour notre question de voir que ce philosophe a toujours refusé que l’on réduise son travail de « déconstruction » à une méthode car un chemin tout tracé qu’il suffirait de suivre, détruirait sa parole dans ce qu’elle « fait événement ». Dans l’événement, le nouveau vient rompre de façon radicale un ordre donné de telle sorte que l’on ne peut plus le considérer, le penser comme auparavant..

4° Cependant quelque chose de nouveau qui survient de façon inattendue en perturbant profondément un ordre donné ne remplit pas toutes les conditions de possibilité de l’événement. Il faut que ce qui apparaît soit singulier, unique. Et c’est cette condition de possibilité de l’événement qui est la plus problématique si on veut l’articuler à la parole. On pouvait donc jouer au cours de son devoir, sur le sens faible du concept de parole qui, trésor commun fourni à tous les locuteurs d’une langue donnée, semble rendre impossible une énonciation singulière donc la production événementielle. Mais, dans son sens fort, la parole ne peut être que l’expression d’un sujet singulier, capable donc virtuellement  de faire événement. Cependant, l’erreur consisterait à oublier les trois autres conditions de possibilité nécessaires pour qu’il y ait événement. Bien entendu c’est la parole poétique au sens large qui est la mieux à même, à travers le style de l’artiste, de remplir l’exigence demandée d’une parole faisant événement. Elle est à même de nous redonner, comme le dit le poète et écrivain Yves Bonnefoy, la présence même de l’homme au monde dont les concepts nous éloignent : elle est toujours événement-avénement d’un monde. Pour ne donner qu’un exemple, on pourrait citer le projet et l’œuvre de Francis Ponge qui veut, par sa parole, créer un monde : il ne veut pas faire une simple description des choses, mais un récit de production, de surgissement de la chose :Tout l’art poétique de Francis Ponge consiste à retrouver la chose et la langue à l’état natif dans une parole: « Surgissez bois de pins, surgissez dans la parole. L’on ne vous connaît pas- Donnez votre formule.- Ce n’est pas pour rien que vous avez été remarqués par Francis Ponge... » (In « La rage de l’expression« , « Le carnet du bois de pins » T.1 p.339.) . Il faut aller à la chose même, décrire son apparaître, la produire comme lors d’une cosmogonie : « Seule la littérature (et seule dans la littérature de description – par opposition à celle d’explication – : parti pris des choses, dictionnaire phénoménologique, cosmogonie) permet de jouer le grand jeu : de refaire le monde, à tous les sens du mot refaire, grâce au caractère à la fois concret et abstrait, intérieur et extérieur du VERBE, grâce à son épaisseur sémantique » (« Proêmes » p.200-201). On ajoutera que cette parole événement-avénement ne demeure pas immanent à l’œuvre elle-même : on a pu dire que l’on ne voyait plus la même sainte Victoire après avoir contemplé les tableaux révolutionnaires de Cézanne ; et cela s’applique aux œuvres de Victor Hugo, Zola etc. qui irriguent et transforment l’existence quotidienne des hommes.

Mais il n’y a pas que la parole poétique qui soit en mesure de « faire événement » : si l’on dit que Socrate est le premier philosophe, alors que bien des penseurs grecs, nommés de façon significative pré-socratiques, le précédaient, c’est que sa parole publique (qui a été ensuite écrite par son disciple Platon !) produit de façon imprévisible un ordre singulier radicalement nouveau : il y a, dans le domaine de la philosophie, un avant et un après Socrate car sa parole « fait événement » en accomplissant les quatre conditions de possibilité d’un événement. Que dire aussi de la parole cartésienne et, par exemple de son cogito qui fait surgir de façon nouvelle une pensée qui n’a plus rien à voir avec ce que pouvait dire saint Anselme? Il n’est plus possible, à partir des énonciations cartésiennes de penser la subjectivité comme on le faisait auparavant. On pourrait dire la même chose d’un livre extra-ordinaire comme « L’être et le néant » de Jean-Paul Sartre. Leur parole singulière fait que, dans leur domaine respectif, plus rien ne peut être comme avant. Pour finir, rien n’interdisait de faire un tour dans la métaphysique en se demandant si le logos divin de la Bible n’était pas une parole qui, par sa seule profération, mettait à jour une monde singulier et nouveau.

Pour conclure, nous pensons que ce sujet était très difficile pour les candidats qui ne pouvaient pas dégager les conditions de possibilité de la notion d’événement et qui en restaient à l’usage contemporain, médiatique, où tout ce qui apparaît est qualifié d’événement. Mais il était là pour contraindre les étudiants à tenter de faire sortir d’eux-mêmes une parole ou un chemin qui ne soient pas une simple répétition d’un cours écrit … Et il ne suffisait pas de faire parler un texte …