1° Nos convictions morales sont-elles fondées sur l’expérience ?

Il est important de distinguer ici l’éthique (ce qui est bon ou mauvais) et la morale (ce qui est bien ou mal). Cela permet de prendre au sérieux le concept de conviction qui ne vise pas uniquement l’ensemble des choix que nous faisons dans l’existence de façon générale. (Notons aussi que toute conviction n’est pas de nature morale : il existe des convictions haineuses envers autrui (positions éthiques) qui sont la négation de toute valeur morale.

Et la question devient spécifiquement philosophique si l’on interroge le concept de fondement. Quels sont les principes (ce que l’on place en premier et dont tout le reste dépend) qui président au choix des valeurs (que l’on nomme question axiologique) qui nous semblent justes ? Où pouvons-nous les trouver ?

L’intitulé nous donne une première réponse possible à cette dernière question : ce serait l’expérience qui nous fournirait les principes de ce que nous choisissons comme bien ou comme mal. Le concept d’expérience peut être compris dans un sens restreint (ce que nous avons vécu et ce que nous vivons) et dans un sens plus large tout (ce que nous rencontrons à l’extérieur de notre propre subjectivité et qui peut être aussi de l’ordre de l’histoire, de la tradition, de la culture famille par exemple, éducation, etc.).

Mais si ce n’est pas sur l’expérience que nous fondons notre morale, que reste-t-il comme possibilité ? Notre sensibilité (morale du sentiment mais les sentiments ne sont-ils pas fortement influencés par ce que nous avons vécu et ce que nous vivons?), notre raison (morale comme celle de Kant).

Problème : si c’est l’expérience qui est le fondement de nos choix moraux, nous risquons de tomber dans le relativisme : ce qui est considéré comme moral et juste à une époque, dans une culture donnée, ne le sera pas dans des temps et des lieux différents. La réactualisation des courants fondamentalistes dans la plupart des religions nous livre des arguments pertinents pour réfléchir sur cette possibilité : les fondamentalistes (on remarquera la présence de fondement dans ce qualificatif) n’acceptent pas que les valeurs morales choisies aujourd’hui ne soient plus celles d’une époque (souvent fantasmée) proche des origines et, selon eux, des principes. Notons au passage l’erreur pour ce sujet qui consiste à confondre une origine qui renvoie seulement au temps premier, à l’histoire, et le fondement qui lui est indépendant de l’histoire et de … l’expérience. Et si l’on est capable de distinguer les concepts d’origine et de fondement l’une des réponses possibles pour ce sujet serait de dire que l’expérience ne peut nous livrer que ce qui est lié au temps, à l’histoire et éventuellement à une origine alors que les principes se réfèrent à des fondements indépendants de l’expérience, du devenir, du temps, de l’histoire.
Et si, comme Kant, on cherche un fondement universel, rationnel de nos choix moraux ce n’est plus l’expérience, extérieure à ces fondements, qui peut nous faire tomber dans le relativisme. Mais, inversement, comment peut-on avoir des convictions au sens fort du terme si nos choix moraux sont extérieurs à tout rapport avec l’existence que nous vivons ?

L’enjeu porte donc sur une transcendance ou non des fondements de la morale par rapport au temps et à l’histoire.

 

Sujet n°2 : le désir est-il par nature illimité ?

 Le correcteur jugera très positivement la copie du candidat qui examinera avec attention l’expression « par nature ». En effet, cette expression permet de mettre en place une problématique essentielle en philosophie qui consiste à se demander si la chose dont on parle, présente des caractéristiques contingentes (ce qui peut ne pas être) ou essentielles (ce qui fait que la chose est ce qu’elle est et non pas autre chose). Il est à craindre que nombre de candidats ne réfléchissent pas sur cette expression alors qu’elle constitue le problème. Est-il contingent pour le désir d’être illimité ou cela fait-il partie de son essence ? Et l’enjeu (l’enjeu est la conséquence de la question posée) est alors tout trouvé sans difficulté : s’il est dans l’essence du désir d’être illimité, comment pourrions-nous le borner ? Sommes-nous alors condamnés, si l’on veut véritablement venir à bout de cette illimitation, à le faire disparaître (solution des épicuriens) car, tant qu’il existe, il ne peut avoir aucune borne, aucune limite ?

Mais si le désir (comme nous le verrons) est une caractéristique anthropologique essentielle, mettre fin au désir, ne serait-ce pas dénaturer l’homme ? N’est-ce pas ce que dit Rousseau quand il écrit : «Malheur à qui n’a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède ». Ainsi cet intitulé pose une question anthropologique et métaphysique essentielle : l’homme peut-il maîtriser ses désirs, les borner ; peut-il en être le maître capable d’en fixer les limites? Un homme qui, faute de pouvoir limiter ses désirs, en viendrait à les abolir (projet des épicuriens et des philosophes cyniques) serait-il encore un homme ?

Bien entendu il est important de bien analyser la notion de désir qu’il serait catastrophique ici de confondre avec celle de besoin. Pour anticiper l’analyse, on peut dire que si le désir est manque de quelque chose, la possibilité de lui donner des limites est facilement pensable (le manque cesserait en obtenant l’objet dont on manquait), mais si le désir est manque de … on ne sait quoi, ce caractère indéfini (dans les deux sens du terme : on ne sait pas de quoi il est manque et on peut toujours ajouter quelque chose de plus), le rend illimité par nature.

Que faut-il pour qu’il y ait désir :

Un manque, un creux par rapport à ce qui est, par rapport à ce qu’on est. Si nous étions satisfaits, comblés, (heureux), nous n’aurions pas de manque donc pas de désir. Comme il ne faut pas définir pour définir, il faut constamment penser, réfléchir en se demandant, si cette première condition de possibilité pourrait se rapporter à notre sujet. Mais l’expression m’appartenir signifie aussi que je suis maître de moi-même ; or le manque n’est-il pas au contraire le signe que « quelque chose » m’échappe, est en dehors de ma prise ? Le manque n’est-il pas signe que je ne m’appartiens pas, de telle sorte que le désir, en tant que manque, serait ce qui me fait échapper à moi-même et ne me permet donc pas de le limiter. Mais le manque constitue-t-il la seule condition de possibilité du désir ?
Il suffit alors de de se poser la question suivante : ne peut-il pas exister un sentiment (le désir n’est pas de l’ordre de la raison) de manque, que l’on ne puisse pas qualifier de désir ? C’est le cas du besoin que l’on confond souvent avec le désir ; or, dans un devoir, nous devons toujours prendre les concepts qui figurent dans l’intitulé dans leur sens fort. La différence entre les deux, nous permet de mettre en place la deuxième condition de possibilité du désir.

Un manque de … ou un manque de … on ne sait quoi. Le besoin est manque de quelque chose de défini, d’un objet, alors que, par définition, le désir n’a pas d’objet qui puisse mettre fin au manque éprouvé. Comment cela est-il possible ? Parce que le creux, le manque, qui constitue le désir est produit en nous par la conscience dont la caractéristique est de se séparer de, de s’éloigner de, de néantiser, de creuser toute forme d’être. Aucun objet, aucun être ne pourra donc mettre fin au manque constitutif du désir puisque la conscience viendra, en quelque sorte déplacer, nier, ce qui nous avait comblé, créant ainsi un nouveau manque. Et c’est sur cette caractéristique du désir que le capitalisme montre sa force : puisque aucun objet ne peut mettre fin au désir, n’importe quel objet peut être proposé aux consommateurs en leur faisant croire (la composante de l’imaginaire est essentielle dans le désir) qu’il mettra fin à leur désir (ah ! ce nouveau téléphone portable, et cette tablette etc. …). Mais alors, si on parvient à me faire désirer une suite indéfini d’objets, comment pourrais-je dire que mes désirs m’appartiennent alors qu’ils sont produits par une société qui veut me faire consommer ? Comment être en mesure de poser des limites au désir ? Le travail permanent de néantisation de la conscience creuse en moi un néant, un creux, un vide, un manque, un désir insatiable.

Et il y a encore pire, si l’on ose dire quant à notre sujet. Si c’est la conscience qui crée en nous un manque, une insatisfaction permanente, n’est-ce pas parce qu’elle est temps ? Il ne peut y avoir insatisfaction que parce qu’il y a temps ou plus précisément conscience du temps. En effet pour qu’il y ait insatisfaction dans le présent que je vis, il est nécessaire que le présent que je vis ne soit pas plein de lui-même mais qu’il s’ouvre vers autre chose que lui même. Un présent plein de lui-même ne serait pas du présent mais de l’être c’est-à-dire de l’éternité; or l’éternité est ce qui est en dehors du temps. L’insatisfaction, le manque n’est possible que dans la mesure où le présent que nous vivons ne se suffit pas à lui même, nous déçoit et s’ouvre sur une autre dimension du temps qui peut être le passé ou l’avenir. Par conséquent il ne peut y avoir désir que s’il y a conscience du temps. Et n’oublions que le propre de la conscience est de séparer, s’éloigner de ce qui est, ce qui signifie que la conscience n’est autre que le creux, le néant, le non-être qui défait insensiblement l’être du présent: nous ne sommes jamais présent au présent puisque la conscience est ce qui à la fois, nous sépare du présent et en même temps, le constitue comme présent en renvoyant continuellement ce présent au passé. Et le caractère illimité du désir provient du caractère illimité par définition du temps.

Bref, pourquoi le désir est-il manque indéfini ? Car le désir est temps qui, par définition ne peut pas être possédé. Tout désir est temps et le temps est désir. On voit donc apparaître un autre problème dans notre intitulé. Si le désir est temps, comment pourrions-nous posséder ce qui par définition échappe à toute appartenance ?

La simple analyse de la notion de désir qui n’est autre que le manque indéfini produit en permanence par notre con-science nous fait comprendre qu’il n’a d’autre limite que celle de notre ex-istence.

Pour organiser la réponse on pouvait, dans un premier mouvement montrer qu’il existait des possibilités de poser des bornes au désir. L’homme, prenant conscience du mouvement  indéfini dans lequel le désir le jette (tonneau des Danaïdes), met en place un ensemble d’attitudes, de rationalisations, de mesure de ses désirs. Il peut (voir Platon) tenter d’orienter le désir vers des objets (au sens large) qui comblent de façon définitive le manque qu’il ressentait (contemplation des Idées, de l’Idée de Bien et non plus visée d’objets sensibles, changeants, variables, insaisissables. Il peut aussi tenter à la façon des épicuriens tenter de limiter les désirs. Une dialectique se met ici en place entre d’un côté la volonté, la raison et, d’un autre côté le désir : l’hypothèse est que la volonté rationnelle et raisonnable parvient à juguler le désir.

A cela, on pourrait répondre que la solution épicurienne (transformer les désirs en simples besoins) comme platonicienne (contemplation heureuse de l’Idée de Bien) consiste à dénaturer l’homme : leur but est de rendre l’homme semblable aux dieux et cela ne peut se faire qu’en faisant quitter à l’homme sa condition d’être désirant. L’extase du philosophe en présence de l’absolu lui fait perdre tout désir mais il n’a plus de conscience, de désir : il a quitté sa nature d’homme d’être désirant de façon illimitée.

Sujet 3 : texte d’Arendt.

« Est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes (1) aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt (2), Clémenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar (3) au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clémenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. »

Hannah ARENDT, « Vérité et politique » (1964)

(1) Inhérent : qui appartient essentiellement à quelque chose.
(2) Années vingt : période de 1920 à 1929.
(3) République de Weimar : régime politique de l’Allemagne de 1919 à 1933.

Ce texte porte sur l’histoire et sur le rapport entre les faits et leur interprétation. Peut-on penser une histoire dans laquelle n’interviendrait pas d’interprétation et qui serait en présence des faits purs ? Arendt dans ce texte réfléchit sur la notion de vérité et d’objectivité en histoire en posant une distinction entre faits ou événements, et interprétation. Et le dernier exemple qu’elle donne semble lui donner raison : on peut pas dire que la Belgique a envahi l’Allemagne. Elle accepte l’échec des conceptions des historiens positivistes qui prétendaient restituer le passé en soi indépendamment de toute interprétation mais maintient l’idée qu’il existerait une « matière factuelle » qui résisterait à toutes les interprétations, notamment celles de mauvaise foi. Or l’historien doit choisir parmi tous les faits, les organiser, les structurer pour leur donner un sens.

Mais on pourrait lui rétorquer que l’histoire ne peut pas être constituée du simple énoncé des faits (ce qu’elle accepte dans un premier temps) : qu’elle le veuille ou non, que cela pose un problème indépassable, les faits en histoire sont le fait d’une construction, d’une élaboration à partir du présent qui le vise. Et surtout c’est méconnaître et l’essence du temps et de l’histoire. Le passé n’existe pas en soi ; il n’y a de passé que par rapport à un présent qui le pose et le constitue. Saint Augustin a bien montré qu’il n’existe pas le passé, le présent, le futur mais toujours le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Contrairement à ce que les historiens pensaient, on ne peut pas dire le passé en en soi ni les faits en soi. On ne peut donc constituer le passé qu’à partir du présent qui le vise. Certes, cela permet parfois les délires et les exploitations idéologiques que dénoncent Arendt mais n’autorise pas à croire que l’histoire nous livre des faits isolés de toute perspective qui le constitue. On ne peut pas échapper aux interprétations, c’est pourquoi la compréhension de 1789 ne peut pas ne pas changer au cours des siècles qui passent aux yeux des historiens de bonne foi. Pour ceux qui viennent de passer leur bac, on peut dire qu’il s’agit d’un fait mais qu’on le veuille ou non, le sens de cet examen ne pourra pas ne pas prendre un sens différent à 30 ans, 40 ans etc. Il n’y a de fait objectif que pour un physicien mais pour un historien il y a toujours interprétation puisque le passé que je vise ne peut l’être qu’à partir d’un présent toujours différent qui le vise. C’est pourquoi, sans mauvaise foi de la part d’un sujet, le sens de son année de terminale ne sera jamais tout à fait le même quand on se penchera vers lui à 30 ans, 50 ans, 60 ans etc. Pour le physicien, il y a des faits, pour l’historien il n’existe pas de faits purs indépendamment du présent qui vise le passé et de l’interprétation qui en naît.