Ce qui est beau et ce qu’est le beau

Le premier intérêt que l’on trouvera chez Platon et notamment dans le « Grand Hippias ou sur le beau, genre anatreptique » qu’il faut lire nécessairement (nombreuses éditions de poche dont Garnier Flammarion n° 870), c’est que, conformément à la recherche socratique d’une essence, la question d’une définition de la beauté y est explicitement posée : « pourrais-tu me dire ce que c’est que le beau ? » demande à Hippias Socrate qui déclare, comme il le fait toujours devant ceux qui croient savoir, s’être lui-même trouvé ridicule de ne pas pouvoir répondre à cette question. Celle-ci, devenue avec Platon, la question philosophique par excellence, est nécessairement celle de l’élève qui doit travailler une année sur la beauté ! On saisira alors que le but de Platon n’est pas de chercher, comme le fait Hippias ou l’élève naïf, dans l’expérience « ce qui est beau » mais « ce qu’est le beau », c’est-à-dire son essence (on se méfiera donc durant l’année des exemples sur la beauté (question qui) qui viendraient interdire une véritable réflexion sur ce qu’est la beauté). Bref, ce n’est pas l’objet beau qui intéresse Platon (Hippias multiplie de façon inutile les cas particuliers de beauté données dans l’expérience) mais l’être du beau, son essence, sa définition, son Idée. Et dans ce dialogue les interlocuteurs donnent plusieurs définitions de la beauté, qui seront soit partiellement, soit totalement, réfutées mais que l’on retrouvera au cours des siècles : le beau, c’est le convenable (293c); le beau, c’est l’utile (295c) ; le beau c’est ce qui est avantageux (296d); le beau c’est le plaisir que l’on trouve à travers la vue et l’ouïe (297e).

Le beau en soi

Même si toutes ces caractéristiques peuvent être intéressantes et être mises en relation avec les choses belles, pour Socrate, elles ne sont pas à même de nous donner l’essence du beau. Le philosophe doit, lui, être capable de distinguer les cas particuliers de la beauté et l’idée de beauté : «- Celui par conséquent qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne reconnaît pas l’existence de la beauté elle-même, et qui, quand on le guide vers sa connaissance, n’est pas capable de suivre, à ton avis vit-il en songe, ou à l’état de veille ? Examine ce point. Rêver, n’est-ce pas la chose suivante : que ce soit pendant le sommeil, ou éveillé, croire que ce qui est semblable à une chose est, non pas semblable, mais la chose même à quoi cela ressemble ? » (République, 476). Inversement, « le philosophe ne prend jamais les choses belles pour le Beau lui-même ». Il existe une beauté en soi que le philosophe doit apprendre à découvrir mais celle-ci ne peut être vue et seulement pensée :

«- Nous affirmons qu’il y a un grand nombre de choses belles, et de choses bonnes, et ainsi de suite dans chaque cas, et nous les distinguons par la parole.

– Oui, nous l’affirmons.

– Et quant au beau lui-même, bien sûr, et au bien lui-même, et ainsi de suite pour toutes les réalités qu’alors nous posions comme multiples, nous les posons cette fois-ci, à l’inverse, d’après une idée unique de chacune comme relevant d’une idée unique, et nommons chacune ainsi posée « ce qui est réellement. » (République, 507).
Pour Platon, si je n’ai pas une connaissance intellectuelle de l’essence du beau, je ne serai pas en mesure de dire ce qui est beau ; ce n’est qu’en partant d’un savoir sur l’essence du beau que je puis dire, dans l’expérience, que tel objet est beau. Et dans le « Phédon » (100 cd) Platon montre que c’est la beauté en soi qui fait que tel objet est beau : « Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font toutes que me troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à ceci, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y ajoute ; car sur cette communication je n’affirme plus rien de positif, je dis seulement que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles. C’est là, je crois, la réponse la plus sûre que je puisse faire à moi-même et aux autres. En me tenant à ce principe, je suis persuadé que je ne ferai jamais de faux pas et que je puis, en toute sûreté, et tout autre comme moi, répondre que c’est par la beauté que les belles choses sont belles. Ne le crois-tu pas aussi ? ». Et cette essence du beau doit posséder au moins deux caractéristiques, être universelle et non pas particulière comme tous les exemples et être toujours identique à elle-même.

La dialectique de la beauté

Nous sommes donc invités à tourner notre âme vers la beauté. On relira les pages célèbres de la dialectique platonicienne de l’amour qui nous fait aller de la beauté sensible à la saisie du Beau en soi (Banquet, 210a-211d) :

«Celui qui veut atteindre à ce but par la vraie voie doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. Il doit, en outre, s’il est bien dirigé, n’en aimer qu’un seul, et dans celui qu’il aura choisi engendrer de beaux discours. Ensuite, il doit arriver à comprendre que la beauté qui se trouve dans un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans tous les autres. En effet, s’il faut rechercher la beauté qui réside dans l’Idée, ce serait une grande folie de ne pas croire que la beauté qui réside dans tous les corps est une et identique. Une fois pénétré de cette pensée, notre homme doit se montrer l’amant de tous les beaux corps et dépouiller, comme une petitesse méprisable, toute passion qui se concentrerait sur un seul. Après cela, il doit regarder la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps ; en sorte qu’une belle âme, même dans un corps dépourvu d’agréments, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour lui faire engendrer en elle les discours les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera nécessairement amené à contempler la beauté qui se trouve dans les actions des hommes et dans les lois, à voir que cette beauté est partout identique à elle-même, et conséquemment à faire peu de cas de la beauté corporelle. Des actions des hommes il devra passer aux sciences, pour en contempler la beauté ; et alors, ayant une vue plus large du beau, il ne sera plus enchaîné comme un esclave dans l’étroit amour de la beauté d’un jeune garçon, d’un homme ou d’une seule action ; mais, lancé sur l’océan de la beauté, et repaissant ses yeux de ce spectacle, il enfantera avec une inépuisable fécondité les discours et les pensées les plus magnifiques de la philosophie, jusqu’à ce qu’ayant affermi et agrandi son esprit par cette sublime contemplation, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau__.

Celui qui, dans les mystères de l’Amour, se sera élevé jusqu’au point où nous en sommes, après avoir parcouru dans l’ordre convenable tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l’initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate ! qui était le but de tous ses travaux antérieurs : beauté éternelle, incréée et impérissable, exempte d’accroissement et de diminution, beauté qui n’est point belle en telle partie et laide en telle autre, belle seulement en tel temps et non en tel autre, belle sous un rapport et laide sous un autre, belle en tel lieu et laide en tel autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là ; beauté qui n’a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel, qui n’est pas non plus tel discours ou telle science, qui ne réside pas dans un être différent d’elle-même, dans un animal, par exemple, ou dans la terre, ou dans le ciel, ou dans toute autre chose ; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même ; de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement, ni la modifie en quoi que ce soit.

Quand, des beautés inférieures on s’est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu’à cette beauté parfaite, et qu’on commence à l’entrevoir, on touche presqu’au but ; car le droit chemin de l’Amour, qu’on le suive de soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et de s’élever jusqu’à la beauté suprême, en passant, pour ainsi dire, par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que de science en science on parvienne à la science par excellence, qui n’est autre que la science du beau lui-même, et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi. »